Il n'est de bon marin que celui qui rentre au port avec son bateau. Ce sont les mots malheureux, fatalistes, mais tellement sensés, qu'a eu Roland Jourdain en rentrant au port de Ponta Delgada, aux Açores, à seulement quelques encablures de la fin de son tour du monde à la voile. Décision douloureuse d'abandonner une course dont il aura été un animateur majeur, trimballant sa bonhommie et ses traits d'humeur en tête depuis de nombreux milles, tout ça pour mieux préserver un navire blessé. Comment exprimer de façon plus magnifique le lien fusionnel entre un navigateur et son bateau, personnifié pour devenir le seul compagnon du solitaire durant trois mois de mer. Le bateau est l'âme du marin, sa raison d'être, alors plutôt sacrifier ses états d'âme personnels que le mettre en danger. C'est la règle du jeu, tacite mais inéluctable.
J'ai suivi "Bilou" depuis son passage de la Nouvelle-Zélande, lui l'éternel poissard, condamné à jouer les seconds rôles derrière le trop parfait Desjoyeaux. J'ai espéré qu'il dépasse le "professeur" lors de la remontée de l'Atlantique, histoire de chambouler un peu l'ordre établi qui semblait écrit d'avance. Qu'ils s'appellent Schumacher, Armstrong ou Desjoyeaux, les vainqueurs infaillibles ont toujours du mal à attirer de la sympathie, eux qui paraissent si peu humains. C'est très injuste au final, surtout au vu de la course exemplaire de Mich'Desj, parti faut-il le rappeler quarante huit heures après tous les autres. Mais il est difficile de se départir d'un tel sentiment... Peut-être aussi parce qu'on espère toujours un dernier rebondissement qui pourrait remettre en cause une histoire écrite d'avance. Sûrement même.
En fait de rebondissement, c'est Jourdain qui a dû rentrer au port prématurément, presque anonymement, dans les mêmes eaux açoréennes que j'ai arpentées l'été dernier. Quel contraste avec la remontée triomphale du chenal d'arrivée par Desjoyeaux à peine une trentaine d'heures plus tôt. Les Sables d'Olonne dimanche, Ponta Delgada mardi, un monde de différence pour deux skippers pourtant au coude-à-coude quelques jours plus tôt. Et surtout, un accueil tellement différent... Mais au-delà de la frustration profonde provoquée par un abandon, n'est-ce pas un retour à terre plus agréable à vivre ? J'en suis intimement persuadé.
Je n'ose imaginer les sentiments mitigés à l'idée de boucler un tour du monde. Quatre-vingt jours de solitude et d'éloignement salutaire, et aucune transition au retour. On aurait envie de savourer ses moments, les derniers, en solitaire, en égoïste. Voir la côte se découper lentement, mille après mille, lever la tête avec fierté mais sans esbroufe, et entrer tranquillement au port pour retrouver les siens, le tout dans un sentiment mitigé de triomphalisme impatient et de calme sérénité. Au lieu de ça, le littoral n'est pas encore en vue qu'une première vedette qui vient vous faire signe, puis une autre. Des voiliers de badauds des mers qui font de grands signes, curieux à outrance, des hélicoptères même. Un bruit assourdissant, des gens qui vous saluent alors même que vous ne les connaissez pas, touristes sans mérite désireux de s'approprier un peu de la magie de l'instant. Mais ce moment n'appartient à personne ! Il est celui du skipper, et je n'imagine à sa place avec quelle violence je pourrais repousser ces intrus non désirés. Usurpateurs, un tour du monde en solitaire s'achève en solitaire ! Et bientôt ce sera les micros, les caméras, les voleurs de rêve en tous genres. Oui vraiment, de quoi comprendre Bernard Moitessier de ne pas rentrer de sa longue route.
Au lieu de ça, Bilou, le tranquille, le serein, aura terminé son aventure dans le calme des Açores, loin de toute agitation. Et seuls ses proches et son équipe, les vrais en quelque sorte, ont été là pour l'accueillir. Assurément plus humain. Les JT et les paparazzis étaient absents, puisque dans ce monde un perdant n'attire décidément pas les foules, quelle qu'ait été la beauté de son histoire. Les rares images volées par un cameraman montrent un appontement des plus posés, où le héros a le temps de profiter de l'ambiance, de s'imprégner de chaque impression et de chaque sensation qui flotte dans l'atmosphère. Le temps de prendre le temps, tout simplement. Sûr qu'il aura su dans son malheur mesurer la chance de ce retour mesuré à la civilisation. On ne remonte pas d'une plongée sans paliers de décompression.
Alors oui, la déception prend souvent le pas sur toute autre sensation, car l'amer couvre toujours le sucré. Mais parfois, ce n'est pas toujours le vainqueur qui a le plus gagné. Dans l'univers des marins plus qu'ailleurs, la tranquillité n'a pas de prix.
(C'est donc ça nos vies... 09.02.2009)