"A moi pour toujours" Laura Kasischke. Roman. Christian Bourgois éditeur, 2007.
Traduit de l'américain par Anne Wicke.
Si je n'avais pas entendu parler auparavant de Laura Kasischke, je n'aurais sûrement jamais lu ce roman.
Il faut dire que, à première vue, la couverture et le titre sirupeux à souhait de ce roman ne pouvaient que m'évoquer les titres dégoulinants de niaiserie (sans parler du contenu!) des ouvrages de Marc Lévy ou de Guillaume Musso.
Mais voilà, j'avais entendu dire peu de temps auparavant que Laura Kasischke était considérée comme la nouvelle Joyce Carol Oates, que son œuvre s'attachait à radiographier la Middle-Class américaine afin d'en libérer les obsessions, les secrets honteux et les pensées inavouables dissimulées sous la surface lisse et pimpante des banlieues chic.
C'est dans une de ces banlieues qu'habitent Jon et Sherry Seymour.
Quand ils sont arrivés, une vingtaine d'années plus tôt, c'était encore la campagne. Puis, peu à peu, des lotissements se sont construits ça-et-là, le trafic routier s'est développé et chaque jour passent devant chez eux des voitures dont ils ne connaissent pas les occupants, voisins anonymes qui vaquent à leurs affaires avant de rentrer chez eux s'effondrer devant leurs postes de télévision.
Jon et Sherry ont dépassé la quarantaine. Il travaille dans l'informatique, elle est professeur d'anglais à l'université. Leur fils Chad a récemment quitté le nid familial pour poursuivre ses études en Californie. Il vient leur rendre visite lors des vacances et, quand il n'est pas là, communique avec eux par téléphone et par internet.
Sherry ne se l'avoue pas, mais elle a du mal à accepter le départ de son fils. Le fait que celui-ci soit devenu un homme la force à admettre que les années de sa jeunesse sont définitivement derrière elle, que l'enfant qu'elle a vu et aidé à grandir aura désormais de moins en moins besoin de ses parents. Aussi, pour tenter de faire revivre cette époque bénie s'évertue-t-elle, lorsque Chad revient pour les vacances, à inviter l'un de ses amis d'enfance, Garrett.
Garrett n'a pas eu autant de chance que Chad. Ses parents sont morts et depuis il vit seul. Garrett n'est pas parti forger son destin dans une lointaine université mais est resté sur place et suit des cours de mécanique auto. Malgré le fait que Chad n'éprouve plus qu'indifférence pour son ancien camarade de jeux, sa mère persiste pourtant à les réunir, tentant par ce moyen de faire revivre des instants qui n'appartiennent plus qu'à un passé révolu.
Parfois, Sherry n'a plus l'impression d'exister. Elle n'est plus la jeune fille derrière laquelle les garçons se retournaient, elle n'est plus la mère attentive et aimante de son petit garçon, elle n'est plus qu'une femme qui voit s'approcher de manière irrémédiable l'automne de sa vie.
Le naufrage de la vieillesse, elle le voit s'incarner en la personne de son père, cet homme si fort et si dur qui aujourd'hui est pensionnaire d'une maison de retraite, cet homme dont la mémoire et la raison partent en lambeaux.
Aussi, quelle n'est pas sa surprise lorsqu'un jour de St Valentin, elle trouve dans son casier à l'université, un billet anonyme. Sur celui-ci, une seule phrase : « Sois à moi pour toujours. »
Est-ce une blague de potache ? Est-ce une farce initiée par ses collègues professeurs ? Et qu'y-a-t-il derrière ce message ? Un sentiment sincère et inavoué, une tentative de harcèlement ou une plaisanterie de mauvais goût ?
D'autres billets suivront, tout aussi mystérieux. Sherry s'interroge, en parle même à son mari, qui trouve amusant que sa femme ait un admirateur secret. Mais peu à peu, ce mystère commence à obséder Sherry. Qui est l'auteur de ces billets ? Quel est son but ? Secrètement, elle se sent flattée de ces attentions. Après tout, elle est encore une fort jolie femme et cet admirateur anonyme ne peut que lui renvoyer une image d'elle-même dont elle était convaincue qu'elle était définitivement effacée.
Alors Sherry va tenter de trouver qui est réellement son mystérieux admirateur et ce qui pouvait sembler au départ être un jeu innocent va peu à peu la plonger vers des aspects de sa personne qu'elle n'aurait jamais soupçonnés...
Très vite en effet sa vie va déraper et l'aspect lisse et un peu terne de son existence va voler en éclats jusqu'à ce qu'advienne l'irréparable...
Construit comme un thriller, «À moi pour toujours » n'en est pas pour autant un polar. C'est ici la tension psychologique qui monte cran par cran jusqu'à ce que les protagonistes du drame qui se joue ici se retrouvent nus, dépouillés de leurs faux semblants et d'un vernis social qui leur permet de s'affirmer comme des gens ordinaires.
Le récit commence en effet comme une innocente historiette où le lecteur pense à tort que ce qui adviendra correspondra à ce qu'il a déjà lu maintes et maintes fois dans d'autres romans. Il n'en est rien. Très rapidement tout bascule, tout dérape dans une sorte de chaos, un tourbillon dans lequel les personnages vont se trouver entraînés à leur insu ou de manière volontaire. L'enchaînement des évènements, suite à un minuscule grain de sable coincé dans les rouages de cette société si parfaite, va finir par prendre des proportions dramatiques et inattendues. Les masques vont tomber les uns après les autres et les protagonistes vont se révéler bien différents de l'image qu'ils s'évertuent à projeter autour d'eux.
Lire un roman de Laura Kasischke, c'est un peu comme regarder un film de David Lynch. Au début, tout semble effroyablement banal et convenu. Puis, peu à peu l'insolite, le dérangeant, s'installent par petites touches jusqu'à envahir l'écran, et lorsque la lumière se rallume dans la salle de cinéma, on se sent complètement hébété, bluffé par ce qui semblait être au départ une histoire prévisible et convenue, une histoire qui s'est muée sous nos yeux en un récit complètement différent de ce à quoi nous aurions pu nous attendre.
Edward Hopper : "Morning Sun"