Le moment est précis. Nous sommes le 2 avril 2002 dans les Salons de la Présidence au Sénat à Paris. Le Président Poncelet déclare, véritablement ému : « Il y a un an presque jour pour jour, j’avais l’honneur de recevoir dans les salons de la Présidence du Sénat, où nous sommes aujourd’hui réunis, le Commandant Massoud. Peu de personnalités osèrent à l’époque manifester leur admiration et leur reconnaissance à ce combattant infatigable pour les libertés. Son charisme et la force de son engagement m’avaient alors conduit à le qualifier de De Gaule de l’Asie centrale. Aujourd’hui, le Commandant Massoud n’est plus, mais dans la mémoire collective, il reste le symbole de la résistance héroïque aux Soviétiques et aux Taliban. »
Non loin du Président se tenait un photographe, Reza à propos duquel le Président précise :« Seul photographe à avoir été présent sur le même char aux côtés de Massoud lors de la libération de Kaboul le 29 avril 1992, Reza fut également le premier photographe à entrer dans Kaboul le 13 novembre 2001, au moment de la chute des Taliban. »
De telles ventes publiques ont eu lieu régulièrement – auparavant, dès 2001 et ensuite -, au profit de l’ONG Aïna qui travaille pour la formation des femmes journalistes afghanes. Il faut préciser que le premier lot est le portrait de Massoud que l’on voit ici, avec une adjudication de 3.659 euros (tirage de Roland Dufau) et que le deuxième lot est constitué par le Canon F1 avec lequel a été prise cette photographie iconique qui est en quelque sorte devenue l’égale de celle du Che Guevara, même si elle n’a pas été autant reproduite sur des posters et des T-shirts.
Le photographe se tient bien droit, derrière le portrait, songeant peut-être au fait qu’il a constamment porté l’attention des politiques sur les menaces d’extermination, au Rwanda ou au Burundi, le plus souvent dans la plus grande indifférence. Il est allé un peu systématiquement là où les êtres humains sont écrasés par des forces qui les dépassent et que personne ne contrôle plus, ou pour mieux dire, que certains font exprès de libérer, si jamais on a réussi à les contenir.
Au Pakistan, au Turkménistan, en Azerbaïdjan, en Iran et au Kurdistan, ou sur la faille anatolienne, après les tremblements de terre. Dans les pays qui bordent la Route de la Soie, après l’Afrique, ce sont pour beaucoup les enfants que Reza poursuit de son regard. Des enfants blessés par la vie, mais aussi des enfants blessés par des explosions qu’ils n’ont pas comprises, comme si un simple jeu était devenu dangereux et avait échappé aux grands pour propulser au plus vite leurs rires dans le monde tragique des adultes.
En regardant de près le visage de Massoud, on ne peut cependant s’empêcher de penser que cet homme, un ingénieur francophone, qui a passé la plus grande partie de sa vie avec un fusil dans les mains, depuis l’âge de vingt ans exactement, aurait été un leader dans sa profession, autant que sur le terrain de la guérilla. C’est son regard qui frappe. Il mange toute la photographie, même s’il donne l’impression d’être fixé sur un destin lointain plutôt que vers le photographe. Son front est ridé, comme par des lignes de vie parallèles qui franchissent des boursouflures au plus près des yeux. Toutes les vies qu’il conduites implacablement vers une victoire ? Mais laquelle ? Son foulard et sa coiffure l’ont également rendu légendaire. La photographie semble posée. L’est-elle vraiment ? L’ingénieur qui a accepté de se soumettre au froid, à la faim, aux dangers, aux menaces de mort, a pourtant l’air d’une vedette de cinéma. Il semble conscient qu’une telle photographie pourrait attirer l’attention sur sa cause.
Du fait que ce sont les enjeux de la vente qui sont reflétés par la prise de vue, il est clair qu’ici, le portrait n’est pas au centre de l’attention. Et pourtant, il n’a peut-être jamais été aussi présent. Sa force résulte même certainement du fait que ce ne sont pas tant les enchères qui sont importantes, même si elles aident des jeunes femmes à s’en sortir, mais le catapultage des dates qui s’est produit ainsi sous les ors de la République française. Le sort du monde, durant la dernière décennie du siècle passé et la première du siècle présent, se concentre dans ce regard, que seule l’assistance, qu’on ne voit pas, regarde peut-être.
En avril 1992, le commandant Massoud entre à Kaboul. Il est le symbole de la réussite d’un plan de la CIA nommé « Opération cyclone » à propos duquel un film hollywoodien, grandiloquent mais plutôt bien fait – « La Guerre selon Charlie Wilson » montre comment un parlementaire américain un peu combinard, un opérateur de la CIA d’origine grec, mis sur la touche par sa centrale et une égérie des salons de l’Amérique charitable, avec l’aval de la commission parlementaire responsable des crédits militaires et la bénédiction du Président des Etats-Unis, arment les Talibans et réussissent, avec l’aide de Massoud et d’autres factions, à éliminer le gouvernement en place et à provoquer le départ des soldats soviétiques. Il s’agit là de la rupture d’un des maillons les plus forts d’une chaîne dont un autre, des plus importants, avait sauté à Berlin. Le début de la fin pour le grand Empire. Je me souviens que dans l’hôtel de New Delhi où je me trouvais juste à ce moment là, à l’occasion d’une des réunions de l’UNESCO pour le programme des Routes de la Soie, un étage entier de l’hôtel était gardé pour accueillir la femme et les deux filles du fantoche de Moscou, le Président afghan Mohammed Najibullah qui lui, n’avait pu prendre la fuite. Comme on le sait, réfugié dans le bâtiment des Nations Unies à Kaboul, il sera assassiné en 1996.
Ce que dit aussi le film avec une efficacité qui ne s’embarrasse pas de nuances, c’est qu’à ce moment là l’Amérique a « merdé » ! Massoud est de fait abandonné et trouve devant lui un homme qui l’éliminera du pouvoir, le Mollah Omar, disparu depuis dans des horizons inconnus, qui accueillera les combattants d’OussamaBen Laden, devenu lui aussi ces dernières années un fantôme actif.
Le Massoud qui est reçu par le Président Poncelet à Paris est aussi reçu à Strasbourg, toujours en avril 2001, par Nicole Fontaine, Présidente du Parlement européen. Bien accueilli certes, mais pas plus écouté que Reza ne l’a été à propos de l’Afrique. Cinq mois après, le 9 septembre, un faux journaliste muni d’un passeport belge réussit à l’assassiner. Il avait quarante huit ans. Deux jours après les Twin Towers s’écroulaient.
Après la chute de l’Empire soviétique, tel qu’il avait résisté pendant des décennies de glaciation, c’est l’Empire américain, devenu seul maîtreà bord du globe qui trébuchait. Il continuera toutefois encore quelques années à marcher à cloche pieds, en passant par l’Irak, pour revenir en Afghanistan, sans comprendre ce qui avait « merdé », avant de s’étaler de tout son long dans les allées de Wall Street.
Est-ce que le portrait d’un homme, seul sur les Routes de la Soie, peut raconter tout cela ? On dit que sa présence aux élections de 2004 aurait changé le cours de l’histoire. Qui sait ? Nous connaissons, au moins jusqu’en ce début 2009, dans quel sens l’histoire s’est développée, en espérant que les Indiens et les Pakistanais ne rentrent pas en guerre nucléaire dans les prochaines semaines.
Le monde entier semble maintenant attendre un miracle d’Obama.
Reza expose actuellement au Mémorial de la Paix à Caen.