Une chronique déjà un peu lointaine avait permis de retracer une partie de l’histoire du keffieh. Récupéré dans les boutiques des grands couturiers occidentaux, l’emblème de la résistance semblait en passe de se transformer en accessoire de mode.
Mais le phénomène concerne aussi le monde arabe. A commencer par la « Palestine historique » (expression que l’on utilise souvent en arabe pour parler de la « Palestine de 48 »), où le keffieh relooké et « tendance » rencontre un franc succès, y compris chez les Israéliens ce qui n’est pas sans agacer profondément les « habitants historiques » (comprendre, les Palestiniens citoyens israéliens).
En effet, ces derniers craignent que le symbole de leur identité nationale ne finisse par leur échapper à la suite d’autres éléments de leur culture nationale digérés - c’est bien le mot - par la société israélienne qui n’hésite pas à revendiquer pour elle le hommous et le falafel (voir cette autre chronique sur les avatars de la salata baladi).
Du coup, les écoliers palestiniens de Haïfa se sont mis cet hiver à arborer avec ferveur leur keffieh (plutôt dans sa version traditionnelle comme on le comprend à lire cet article). Et quand on a voulu les en dissuader, porteurs de keffiehs traditionnels ou relookés ont protesté avec suffisamment d’énergie pour que l’administration des écoles concernées fasse marche arrière.
Au Liban également, la mode du keffieh étonne, surtout quand on le voit fleurir dans les rues d’Achrafiyyeh ou d’Abou-Roummaneh, quartiers de Beyrouth peu connus pour leur soutien à la cause palestinienne, c’est le moins qu’on puisse dire ! Bien sûr, dans ce cas, c’est la version « mode » qui est adoptée, mais cela suffit à ce que les petites adolescentes « ressemblent à des Palestiniens » comme le signale cet article, et cela en dérange quelques-uns dans le contexte libanais.
D’ailleurs, dans les camps palestiniens on est loin de se réjouir du phénomène où le keffieh, qui n’existe en cet endroit que dans sa version traditionnelle, doit désormais affirmer sa présence, non seulement par rapport à la version colorée à la mode, mais également par rapport à la version graphiquement « retournée », c’est-à-dire avec des motifs blancs sur fond noir, adoptée paraît-il dans les banlieues chiites du sud de la capitale…
Pour les plus âgés, comme le souligne une des personnes interviewées dans cet article, la transgression du keffieh relookée est moins politique que « morale ». En effet, et c’est également le même écho que l’on entend du côté d’Amman en Jordanie (où le keffieh s’appelle également shimâgh, comme dans toute la région qui s’étend vers l’est), le keffieh, c’est par excellence un truc d’homme. Autrefois, c’est vers ses dix-huit ans qu’on commençait à le porter, comme une marque de l’entrée dans l’âge adulte et dans la société des hommes.
Un symbole qui n’avait pas échappé aux militantes palestiniennes, aux temps héroïques de la révolution palestinienne comme on l’a vu dans le billet précédemment mentionné, et qui fait toute la force d’une des œuvres les plus emblématiques de Mona Hatoum, une artiste de renommée internationale d’origine palestinienne (elle est née à Beyrouth).
Dans la rétrospective de son travail présentée, justement, sous le titre Keffieh (كوفية), tout cet hiver à la Darat al-Funun, très important centre artistique de la capitale jordanienne, la pièce maîtresse était sans aucun doute celle qu’elle a produite durant les années 1990 et qui avait déjà été exposée au musée d’Art moderne de New York en mai 2006 : un grand keffieh, parfaitement ordinaire en apparence, si ce n’est que de (vrais) cheveux de femme se mêlent aux piqûres noires qui ornent le tissu, manière tout à la fois de redonner leur place aux femmes et de refuser la répartition des sexes dans la société traditionnelle. En Palestine, là où Arafat a donné au keffieh toute sa valeur symbolique en arrangeant paraît-il les plis de telle manière qu’ils puissent évoquer la carte historique du pays, le keffieh, adopté par les premiers résistants, au temps du mandat britannique, peut symboliser par sa couleur et ses motifs telle ou telle appartenance politique, notamment à Gaza où il a pu marquer, chez ceux qui le portaient, leur soutien au Fatah.Baromètre des mouvements politiques, le keffieh reflète les transformations dans l’opinion arabe des terribles bombardements israéliens. Aujourd’hui, après la violence de la guerre, les vedettes des écrans arabes, hommes et femmes confondus, arborent leur keffieh en solidarité avec les souffrances et le combat du peuple palestinien.
L’unité semble retrouvée, au moins au niveau de l’opinion. Est-il encore temps ? En tout cas, pour les fabricants locaux, la réponse est connue. Victime de la concurrence des fabricants asiatiques qui profitent de la mode internationale, coupé de ses marchés par l’occupation israélienne, le dernier atelier, à Hébron, survit difficilement.Tout un symbole ?
Sur la dernière fabrique de keffiehs à Hébron, on peut consulter cet article en anglais et surtout ce beau reportage réalisé par un journaliste français, Benoit Faiveley - sous-titres en anglais - qu’il faut vraiment aller voir, tout comme le blog qui le signale, l’excellent Hawgblawg, dont je recommande absolument la lecture aux anglophones.