Elle devait avoir lieu une semaine plus tôt, mais la disponibilité de chacun a finalement convaincu A. de
repousser notre première séance de préparation à l'accouchement à vendredi dernier. Et c'est sous un ciel bas bien de saison que nous quittons le foyer pour une petite heure de route. En prenant de
l'altitude, nous laissons derrière nous le crachin pour pénétrer dans un brouillard floconneux.
Nous n'avons pas rendez-vous chez A., mais au cabinet d'une masseuse mis à la disposition de notre sage-femme lorsqu'elle reçoit des groupes. En arrivant à Briançon, il nous faut d'abord nous
repérer, garer notre véhicule et dénicher la bonne adresse en suivant les indications données par A. En sortant de la voiture, je met machinalement la main dans la poche gauche de mon blouson qui
se révèle humide et poisseuse. Je réalise que j'ai oublié de passer par la case "frigo" après avoir visité notre poulailler le matin-même. Je ne m'en sors pas si mal; sur les trois fragiles
coquilles qui garnissaient le fond de ma poche, seul une n'a pas supporté le trajet jusqu'à Briançon.
« Cet œuf descend dans l'utérus pour s'y nider ». C'est A. qui parle. Nous sommes une dizaine à l'écouter, assis ou allongés sur le sol d'une grande pièce lumineuse. C'est la première
séance pour tout le monde et A., après nous avoir décrit l'appareil reproducteur féminin, nous explique en détails le processus de fécondation et le développement de l'embryon dans le ventre
maternel. Par certains aspects, j'ai un peu l'impression de me retrouver sur les bancs du lycée, en cours de sciences naturelles. Mais même si Gabrielle et moi n'apprenons pas grand chose, je me
dis que cette petite "remise à niveau" n'est pas inutile pour certains. Et même pour nous, cette entrée en matière a au moins le mérite de placer nos esprits et nos corps au cœur du sujet. Et pour
moi, c'est une révélation; petite certes, mais une révélation tout de même. À mesure qu'A. file la métaphore végétale pour raconter l'embryogenèse, de l'œuf fécondé jusqu'au fœtus, la similitude
entre l'être humain en devenir et la plante se fait de plus en plus évidente. Ce n'est pas la première fois que je fais le rapprochement bien sûr, mais lorsqu'A. fait un dessin pour nous expliquer
comment une partie de l'œuf, après nidation, se développe en ramifications pour s'accrocher à la muqueuse utérine et former progressivement le placenta et le cordon ombilical, l'évidence me saute
au yeux : dans le ventre de sa mère, l'enfant est un arbre. Devant mes yeux, le dessin évocateur s'efface pour laisser la place à un autre, une image de Mia et le migou.
Toute l'histoire de ce dessin animé magnifique tourne autour d'un arbre, source de toute vie sur Terre. Et lorsque cet arbre, bizarrement exempt de tout feuillage, est menacé, les personnages du
film découvrent que ses branches se sont développées vers le bas, dans une immense cavité souterraine. Les ramifications qui émergent du sol sont en fait ses racines, reliées à sa frondaison fœtale
par un tronc ombilical solide et veiné. L'arbre est à l'envers et son développement dans cette matrice originelle dépend de l'énergie cosmique puisée par ses racines aux sources de l'univers
nourricier. C'est beau, beau et extraordinaire comme la création de chaque vie, qu'elle soit végétale, animale ou humaine. Une naissance qui ne perd rien de sa magie à mesure qu'elle se répète. Au
contraire.
Je quitte la sphère étoilée de mon imaginaire pour réintégrer celle de la pièce et du groupe. La séance se poursuit par un travail de concentration sur le ressenti et les sensations qui se dégagent
de chaque partie de notre corps. Après nous être pleinement approprié notre environnement, nous fermons les yeux et commençons, chacun de notre côté, notre voyage intérieur. Je ne suis pas
réfractaire à ce genre d'exercice, mais je ne le pratique pas souvent. Et encore, c'est un euphémisme ! Sans doute est-ce pour cela que mes débuts dans cette plongée corporelle sont si difficiles.
Je suis les indications données par A., me concentrant successivement sur les différentes parties de mon corps - le visage d'abord, puis le cuir chevelu, le cou... Mais le monde extérieur fait
encore irruption en moi, le son surtout, le bruit agressif de la rue comme l'imperceptible frottement des vêtements autour de moi. Je suis dans ma bulle mais elle n'est pas étanche.
Cela ne m'empêche pourtant pas poursuivre mon odyssée corporelle. Quand A. évoque l'utérus, je fais descendre ma conscience dans mon ventre; j'en éprouve les limites, en haut puis en bas. Et
lorsque vient le moment pour les femmes enceintes de se focaliser sur leur vagin, loin de bloquer mon esprit, je suis le mouvement. Qui a dit que les hommes n'ont pas de vagin ?! Je me concentre
sur mon scrotum et je remonte vers l'intérieur de mon corps essayant de capter les impressions les plus ténues qui se dégagent de cette cavité imaginaire. Une sorte d'apathie s'en dégage. Difficile
de penser qu'une partie de son corps puisse être qualifiée de lente, surtout lorsqu'elle n'existe pas physiquement; c'est pourtant le premier qualificatif qui me vient à l'esprit. C'est lent et
rond. Rond comme ma prostate qui, sans aucun doute, est le point réel de focalisation de mon attention.
La concentration sur les autres "canaux", l'urètre et le rectum, ne nécessitent pas les mêmes facultés d'imagination. Sur ces points-là, hommes et femmes sont à égalité. J'y déplace successivement
mon attention, comme A. nous le suggère, avant de doucement émerger de cette apnée sensorielle et de rouvrir les yeux.
Partager les émotions, les sensations ressenties au niveau des parties intimes de son anatomie n'est, a priori, pas chose facile. Surtout avec des personnes qu'on ne connaissait pas deux heures
auparavant. Au sortir de cette expérience, je ne me sens pourtant pas gêné de le faire. Face à ces autres couples, la timidité naturelle du début de la séance a laissé place à un embryon de
complicité. Nous ne nous connaissons pas vraiment mieux, tout juste nous rappelons-nous les prénoms des uns et des autres et le nombre de grossesses de chacune. Mais le simple fait de partager la
même aventure et d'être ici sur un pied d'égalité nous éloigne des rapports de force qui régissent trop souvent les relations sociales. Ici, pas question de dominer l'autre. Point de jugement,
juste une saine curiosité pour apprendre comment accompagner au mieux nos futurs enfants dans leur passage du cocon originel vers notre univers à tous.