A Pyongyang, les restaurants sont nombreux, la nourriture excellente et très bon marché. On prend du poids. A ceci se rajoutent alcool et cigarettes ; les Coréens, comme leurs camarades du Sud, fument comme des sapeurs et boivent beaucoup. Faut bien se réchauffer le cœur pendant les hivers glaciaux et mornes. Craignant donc que l’abus de Pyonygang puisse être mauvais pour la santé, je me suis inscrit dans un petit club de gym convivial, dans le quartier de Moranbong. Ce club de gym, c'était tout un roman.
Au rez-de-chaussée, un petit restaurant de cinq ou six tables. On y trouvait toujours deux ou trois types en costume et pins, attablés, mégot au bec, les bas de pantalons remontés jusqu’au genou. Parmi eux, il m’est même arrivé de tomber sur des francophones. Des familles aussi, venues pour le restaurant plutôt que pour les cours d’aérobic.
A l'étage, deux salles. J'avais une jeune coach personnelle, chargée de la lourde tâche de me rendre plus léger. Peu de monde en général : quelques expatriés des Nations-Unies, des diplomates venus tromper leur ennui, de jeunes ados taekwondoïstes coréens désireux de travailler leurs carrures, des ajummas pratiquant l'aérobic. Nous n'étions guère plus de deux ou trois personnes à transpirer en même temps dans la petite salle.
Ma coach attendait ses sportifs dans un coin de la salle, le plus souvent en lisant un livre. La séance commençait toujours par quelques kilomètres de course sur un tapis roulant. Un tapis roulant, c'est dangereux dans un pays sujet à de nombreuses coupures d'électricité : si le courant est coupé, le tapis s’arrête brusquement et emporté par son élan on s'emplafonne dans la barre devant soi. C'est pourquoi la machine était alimentée par un petit générateur à essence disposé en bas du bâtiment.
La coach passait la tête par la fenêtre, et criait "Grand-père ! Le générateur !". Plus bas, j'entendais le bruit de la machine qui démarrait, et je pouvais commencer à galoper. Le reste… rien de bien exotique au fond. Une salle de gym comme partout ailleurs. Une télé et un lecteur DVD diffusaient quelques chansons locales pour nous donner du cœur à l'ouvrage.
Un jour, j'étais sur le sol, en train d'essayer de plier deux trois articulations récalcitrantes dont j'avais oublié l'existence. Des mouvements pathétiques, qui faisaient lever au ciel les yeux de la petite coach, gymnaste accomplie. Une délégation néerlandaise passe; je suis seul dans la salle, échoué sur mon tapis dans une position humiliante. Ils me regardent en discutant, et ne partent pas. Je tente de rassembler ce qui me reste de dignité, essayant avec la force du désespoir de toucher mes pied avec mes mains, arrivant à grand peine au niveau du tibia. La délégation est restée 5 minutes, m'observant suer d'un air navré. C'est long, 5 minutes.
Le vestiaire donnait sur un petit sauna, avec douches et bain d'eau froide. Le gardien du vestiaire, en charge de l'entretien du sauna, était un vieux monsieur tranquille et poli, Monsieur Ri, avec qui j'échangeais quelques mots à chaque fois. Après avoir appris que j'étais français, il m’a demandé si je connaissais Mitterrand. Un peu, lui dis-je. C'était notre président. Son visage s’illumine. "Oui, je le connais bien, me répond Monsieur Ri. Il venait ici quand il a rendu visite à notre grand leader." C'était en février 81, quelques mois avant son élection – Mitterrand, pour faire preuve à sa base de son attachement au socialisme, s’était rendu en Corée du Nord, à l'époque considérée comme un modèle de développement communiste parmi les pays du bloc socialiste. "C'était un homme grand et en bonne santé."
D’après Monsieur Ri, de nombreux chefs d'états étrangers sont passés par son sauna, pour se détendre un peu après de longues journées de visites officielles et de réunions au sommet. Ce qui m’amusait, c’était d’imaginer que ce dernier a ainsi vu, au long de sa carrière de gardien de sauna, nombre de personnages politiques et de chefs de gouvernements de la fin du XXième siècle... tous à poil.