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Alors, l’ouvrir ou pas ?

Par Francois155

Sabre de bois !

Alors même que ce gaillard de Carl Von C., toujours aussi vert et à qui j’adresse au passage une accolade virile et respectueuse, enjoint[1] poliment les militaires à rester moins cois et à tapoter du clavier, une récente décision politique adresse le message exactement inverse.

Je veux bien sûr parler de « l’affaire » Aymeric Chauprade sur le fond de laquelle je ne m’étends pas plus que cela : l’internet est plein d’analyses plus ou moins pertinentes sur le sujet. A mon sens, Zone Militaire a parfaitement retranscrit cet obscur imbroglio médiatico-politique (voir ici), qui, pour la problématique qui nous intéresse, peut se résumer ainsi : un enseignant en géopolitique du prestigieux Collège Interarmée de Défense, se fait renvoyer comme un malpropre via une lettre de cachet ministérielle remise au cours d’une interview avec un journaliste. Son crime ? L’homme a non seulement « mal pensé » mais, pire, cet imprudent s’est permis de coucher sur papier ses réflexions hérétiques. Voilà qui semble donc valoir, dans la communauté de la réflexion géostratégique française, excommunication du coupable et, probablement, mise à l’index de ses écrits avec transport solennel des ouvrages incriminés dans l’enfer des bibliothèques militaires.

Hormis pour celui qui a perdu son poste, tout cela serait risible si ce n’était un mauvais signe de plus envoyé à tous ceux, et en particulier lorsqu’ils portent l’uniforme, qui se piquent de vouloir penser la France et sa défense.

Mais, car le sujet est éminemment sensible à l’épiderme de certains, précisons d’emblée, en forme de précaution : à l’énoncé du mot « conspiration », je sors mon scepticisme ; les thèses complotistes sur les attentats du 11 septembre ne m’inspirent pas le plus petit début d’intérêt ; de surcroit, ceux qui propagent ces rumeurs cultivent généralement des arrière-pensées politiques qui ne suscitent pas ma sympathie ; enfin, je n’ai pas lu le bouquin incriminé.

Du reste, mes opinions personnelles sur le sujet, et le fait de savoir si j’ai raison ou tort, sont de peu d’intérêt.

Qu'est-ce qui est important, en fait, dans cette affaire dont on aurait pu et dû faire l’économie ?

- Il existe bien, hélas, une pensée unique géopolitique et stratégique dans notre beau pays. En l’occurrence, « pensée unique » ne signifie pas « consensus » ou « opinion communément admise, mais restant sujette à discussions » : cela signifie ni plus ni moins que « dogme » et quiconque le conteste, à tort ou à raison, peu importe, court des risques professionnels…

C’est grand, c’est beau et si peu Français ! À cette aune, Bonaparte aurait été noyé dés l’adolescence, Foch et de Gaulle n’auraient jamais publié le moindre ouvrage, André Beaufre n’aurait été lu qu’en secret, entre initiés, la peur au ventre tant son propos est parfois rude pour la vulgate de son temps. Quant à David Galula, c’est bien simple, il aurait fallu attendre 2008 pour voir traduit son livre en français !

- Revenons une dernière fois sur le mauvais sort qui est fait à M. Chauprade (un civil, notons-le bien) : pour justifier son lynchage public, on évoque le fait que l’homme serait un « idéologue » avec, en creux, la crainte que ses pensées, forcément nauséabondes, pourraient contaminer ses élèves du CID. Mouais… Une anecdote personnelle vaudra sans doute plus qu’un long discours théorique : au tout début des années 90, c'est-à-dire juste après la chute du communisme, j’ai usé mes jeans à étudier l’histoire sur les bancs inconfortables des amphis d’une université parisienne sise en centre-ville. Tous, pas un mais tous, nos enseignants étaient des marxistes convaincus, affirmés, assumés, car ils avaient l’élégance de ne point faire mystère de leurs opinions, malgré un contexte général qui leur était apparemment peu favorable. Il va de soi qu’enseigner une matière comme l’histoire avec le marxisme chevillé à l’âme entraine une lecture, disons, orientée de la chose. Or, de cette expérience, je retiens deux choses : d’une part, aucun de ces dangereux idéologues n’a été inquiété pour des opinions prêchant un ordre social tout de même assez funeste ; d’autre part, sur des amphis de 200 personnes, je ne sache pas qu’un seul d’entre nous ait été un tant soit peu convaincu par ladite idéologie.

Pour l’affaire qui nous occupe, que peut-on déduire de cela ? Qu’il est illusoire de demander à des individus intellectuellement brillants de ne pas penser, fut-ce dans des voies sans issues, et d’exprimer, un jour ou l’autre, leurs pensées publiquement, quant bien même elles seraient sottes. L’objectivité pure et parfaite est aussi mythique et inatteignable que le marché du même nom. Ensuite, puisque les gamins à peine bachelier que nous étions ont su résister à l’emprise dogmatique de certains enseignants idéologisés, il est grotesque d’imaginer que les élèves du CID, qui représentent tout de même l’élite de l’armée, seront, eux, totalement perméables à tout ce qu’on leur raconte, incapables du moindre recul et de la plus petite once de réflexion individuelle qui les amèneraient, le cas échéant, à penser in petto que leur professeur se met le doigt dans l’œil. C’est, à tout le moins, ne pas leur faire grand honneur que de les croire si aisément manipulables…

- Mais laissons là cet épiphénomène microcosmique pour en revenir au vrai sujet du débat qui est, justement, le débat stratégique lui-même. Trois questions se posent : peut-on débattre ? Doit-on débattre ? Qui peut et doit le faire ? Aux deux premières, je réponds oui sans hésiter et, à la troisième, je dis « tous ceux qui en ont l’envie et/ou la compétence ». Nous verrons plus bas les limitations indispensables, et qui relèvent d’ailleurs en fait du simple bon sens, qu’il convient de mettre à ces débats.

Doit-on débattre des questions stratégiques nationales et internationales ? Oui, à l’évidence : sauf erreur de ma part, personne n’a encore révélé la pierre philosophale dans ces domaines et il est à peu près établi que celle-ci n’existe pas. A cette aune, le débat n’est ni une contrainte, ni une gêne : c’est une ardente obligation qui étreint tous ceux que ces problèmes concernent.

Peut-on débattre des questions stratégiques nationales et internationales ? Disons que pour certains cela est plus facile que pour d’autres, tout le problème venant que ce sont ceux qui ont le plus à dire qui sont souvent aussi ceux que l’on entend le moins.

Et l’on en arrive à la dernière question : qui peut et doit débattre des questions stratégiques nationales et internationales ? J’ai dit plus haut que cela concernait ceux qui en avaient l’envie et/ou la compétence : cela désigne aussi bien des civils passionnés que des militaires dont c’est le cœur du métier. Les premiers s’expriment de plus en plus via des blogs comme celui que vous lisez en ce moment. Étant des civils, ils ne sont pas toujours aussi compétents que les hommes de l’art ; par bonheur, la compétence, cela s’apprend et c’est ainsi que les civils qui s’intéressent peuvent améliorer leurs connaissances et préciser leurs pensées au gré des échanges, rencontres et lectures. Et, justement, leurs réflexions seront de peu d’importance si elles ne rencontrent pas celles des militaires. Tolérer la parole des uns, parce qu’on ne peut pas faire autrement, tout en interdisant celle des autres, parce qu’on s’en donne le pouvoir, est néfaste. Yves Cadiou, ancien militaire qui s’est ensuite frotté longuement au monde civil, s’est déjà exprimé dans ces pages sur ce sujet : comme je partage son avis, je n’y reviens pas et vous invite simplement à relire son texte.

- Sur les limitations, maintenant, il faut dire quelques mots qui permettront peut-être, soyons fous, de dissiper certains malentendus et d’instaurer un climat plus fécond dans la réflexion stratégique française. Car, on le sait ou plutôt on le sent, les autorités ministérielles et militaires hexagonales sont apparemment fort prudentes à propos de l’un des vecteurs pour cette expression évoqué supra : les blogs. Ceux tenus par des civils sont sans doute parfois lus avec un intérêt variable, mais il semble apparemment inconvenant de seulement imaginer qu’il puisse y en avoir qui soient animés par des femmes et des hommes portant l’uniforme.

A ce point du discours, il faut visiter un moment le site, tout ce qu’il y a de plus officiel, du Department of Defence US : première surprise, un onglet, en haut à droite, porte l’intitulé « bloggers »… Nous dirigera-t-il vers une page de mises en garde, courtoises mais fermes, sur les dangers inhérents à ce moyen d’expression ? Pas du tout, et c’est la deuxième surprise : cette page contient des liens menant vers des blogs, parfois tenus par de hautes personnalités militaires, diffusant moult informations passionnantes et concernant toutes les Armes et tous les engagements actuels de ce pays… Alors certes, les Anglo-saxons sont plus à cheval que nous sur la liberté d’expression. Mais il y a un deuxième principe essentiel qu’on ne peut leur retirer : le pragmatisme. Donc, si les Américains tolèrent et même utilisent ces blogs c’est qu’ils y trouvent un intérêt bien compris.

Mais revenons-en à notre cher et vieux pays, et au débat stratégique qui peut et doit s’y tenir et qui le fait aussi par l’intermédiaire des blogs : j’évoquais les limitations inhérentes à l’exercice, car elles existent. Détaillons-les sans détour même si elles semblent évidentes. Elles sont, mais ce n’est que mon avis, essentiellement au nombre de deux.

La première a trait à la forme : les débats doivent toujours être impeccables de courtoisie, de retenue et de pondération. C’est parfois plus difficile à faire qu’à dire, car écrire sur internet est un art difficile : ce que l’on pense être une gentille ironie peut-être reçue par le destinataire comme une insulte cinglante, l’humour est à manier avec précaution de même qu’en poussant certains « coups de gueule » l’on risque d’être mal compris. Et l’auteur de ces lignes n’est pas plus qu’un autre à l’abri de ces excès.

Sur le fond des propos tenus, ensuite, il est une règle d’or qui ne souffre aucun écart : jamais rien ne doit être publié qui serait de nature à mettre en danger les personnels servant la France, de quelque façon que ce soit. Ceci concerne la divulgation d’informations opérationnelles, d’éléments qui n’ont pas vocation à être rendus public, etc. Sur ce point, et sauf erreur de ma part, la déontologie des blogueurs francophones ne peut être prise en défaut.

Alors, pour finir, l’ouvrir ou pas ?

Ne nous berçons pas d’illusions : Rome ne s’est pas faite en un jour et il ne sert à rien de forcer la parole. Simplement, lorsque certains ont des choses à dire, il ne faudrait pas qu’ils soient contraints au silence, voire pire qu’ils courent le risque, en s’exprimant, de voir leurs carrières compromises. Certes, des personnalités politiques, qui se piquent de connaître les armes sans en avoir jamais touché une, peuvent être fâchées par des critiques appuyées, voire l’émission de simples doutes : la démocratie fait que tous ces braves gens ne font en fait que passer. La pensée stratégique française, elle, restera et les générations futures puiseront dans ce que celle d’aujourd’hui aura, ou n’aura pas dit en son temps.

Le civil qui pense à la défense de son pays songe sans cesse à la question de Montaigne : que sais-je ? Le militaire, plus au fait de ces sujets, doit garder Foch à l’esprit : je dois apprendre à penser et je dois savoir vouloir.

Et l’on ajoutera que les deux doivent imiter ces prestigieux ancêtres en se livrant à l’activité qui offrit à leur pensée toute la gloire qu’on leur reconnait aujourd’hui : écrire lorsqu’ils le veulent, parce qu’ils le doivent et qu’ils le peuvent.



[1] Voir DSI n°45, p23.


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