M. Besson, les filières clandestines et la délation

Publié le 06 février 2009 par Hermas

1.-Le ministre de l'immigration, M. Besson , il y a peu, a pris cette décision d'accorder une carte de séjour provisoire à toute personne qui, coopérant avec les services de police, leur fournirait des informations sur les réseaux clandestins et s'estime elle-même " victime de proxénétisme ou fait l'objet d'une exploitation dans des conditions indignes ".

Aussitôt, de part et d'autre, se sont élevées des voix - bien intentionnées évidemment - pour crier au scandale, en invoquant la mise en place d'un système politique de délation - terme qui évoque utilement, dans le contexte toujours loyal du débat politique, le totalitarisme et l'Etat policier.

2.- Sachant que l'on est avisé d'employer des mots dont on connaît le sens, il faut rechercher ce dernier. Etymologiquement, le mot paraît avoir eu, dès l'origine, une double acception, liée dans les deux cas à l'exercice de la justice.

La delatio, c'est d'abord l'accusation, au sens judiciaire du terme. Dans les procès publics, à Rome, chaque citoyen avait la faculté de l'exercer devant un tribunal, après en avoir reçu l'autorisation du prêteur, contre celui qu'il accusait d'avoir violé la loi. Cet exercice de la delatio ne faisait pas de son auteur un délateur, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, mais un accusateur, voire un inquisiteur, dans la mesure où le magistrat lui confiait ensuite la charge de réunir les éléments du procès avant qu'il en soit débattu et jugé. Le delator, pris en ce sens, était simplement celui qui déférait quelqu'un en justice, ou en appelait aux lois de la cité contre lui.

Apparemment, le délateur, au sens péjoratif que nous donnons à ce mot, est intervenu plus tardivement. Il désignait des individus de toutes conditions qui faisaient en quelque sorte profession, par leur art oratoire et les ressources de la sophistique, de la moquerie ou du mensonge, de dénoncer les uns ou les autres pour les abattre et favoriser ainsi leur propre ascension, en prenant prétexte de l'antiquité du droit d'accusation.

3.- Cette double origine, du droit et de son abus, est demeurée dans notre vocabulaire. La première à titre simplement historique, la seconde à titre principal, pour envahir finalement tout le champ de signification du terme "délation". Ainsi, tout en rappelant que ce dernier vient du latin "delatio", "dénonciation", le Dictionnaire de l'Académie française le définit ainsi : " Dénonciation inspirée par l'intérêt, la haine, le désir de nuire ou le sectarisme ", en ajoutant que " les tyrans ont toujours encouragé la délation ".

Le christianisme lui-même s'est emparé de ce terme en ce sens, tout en conservant au mot delatio son sens originel puisque l'ancien code de droit canonique, par exemple, condamnait non la delatio mais la fausse delatio, en particulier lorsqu'elle visait un prêtre, en faisant de l'acte calomnieux un péché réservé (c. 885).

Le mot délation n'ayant plus qu'un sens péjoratif, la distinction classique entre le droit et son abus est perpétuée par un autre terme, qui est celui de dénonciation, laquelle peut être légitime ou illégitime. La dénonciation légitime recouvre alors l'antique delatio, tandis que la fausse dénonciation ou la dénonciation calomnieuse est prise comme un synonyme de délation, au sens moderne, en soulignant seulement sa fausseté, dans le premier cas, et la volonté de nuire qui y est attachée dans le second. Ainsi, le nouveau code de droit canonique vise la peine attachée à la fausse dénonciation contre un confesseur (c. 982) et celle qui est attachée à la dénonciation calomnieuse opérée auprès d'un supérieur et qui porte atteinte à la réputation d'autrui (c. 1390).

4.- La délation, la dénonciation fausse ou calomnieuse est, en effet, premièrement une atteinte à la justice. Elle est sanctionnée pénalement (art. 226-10 du code pénal). Chacun a droit au respect. Si la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, le premier dû qui lui est dû - si l'on peut dire - est de se montrer juste à son égard. La réputation d'un homme est un bien personnel, sur lequel chacun a un droit strict, que protègent les lois. Ainsi de l'article 10 al. 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui protège la réputation de chacun contre les excès de la liberté d'expression, ou des dispositions internes de la loi française du 29 juillet 1881 sur la presse. Le code de droit canonique dispose, quant à lui, qu'il " n'est permis à personne de porter atteinte d'une manière illégitime à la bonne réputation d'autrui " (c. 220).

5.- Ce dernier texte manifeste que la protection de la "mauvaise réputation" ne jouit évidemment pas des mêmes droits que la "bonne". Ceci suffit, sur le principe, à rendre justice à M. BESSON des accusations portées contre lui : la "délation" qu'il lui est imputé d'encourager vise des criminels, des voyous, des gens qui commettent ce que les pénalistes appellent des infractions continuées par lesquelles ils portent eux-mêmes atteinte aux droits d'autrui, par la violence, l'abus de confiance et le vol.

Il manifeste surtout ceci : le droit à sa réputation n'est pas un absolu, pas plus que le droit à la propriété ou même le droit à la vie. L'ensemble des droits reconnus dans la vie sociale sont soumis à des exigences qui ne sont pas dictées seulement par la justice immédiate, ou par les règles légales qui les conditionnent, mais par un droit plus haut que commande le bien commun. Saint Thomas l'enseignait en soulignant que si, en règle générale, il convient de reprendre d'abord par une "correction fraternelle" celui qui a failli, pour sauvegarder sa réputation, en revanche peut être immédiatement repris, publiquement, celui dont les agissements menacent les autres ou le bien commun. " La conscience, dit-il, passe avant la réputation " (1). Le droit positif admet d'ailleurs cette hiérarchisation. S'il dicte, en règle générale, qu'il y a faute pénale à porter atteinte à la réputation d'autrui, il apprécie les dénonciations publiques selon leurs circonstances intrinsèques et extrinsèques. Ceci a conduit le juge pénal français à écarter toute faute lorsque, par exemple, la dénonciation d'un particulier portait sur un sujet d'intérêt général relatif à une affaire importante et dont le développement avait eu de lourdes répercussions nationales d'ordre financier, tant pour l'Etat que pour les contribuables [il s'agissait d'une des affaires liées au Crédit lyonnais (Crim. 11 mars 2008, Bull. n° 59)].

6.- Lorsque le bien commun ou l'ordre public est menacé, la dénonciation du ou des individus qui sont cause de cette menace est donc une faculté légitime. Bien plus : elle peut d'avérer un devoir. La loi, d'ailleurs, protège de telles dénonciations, comme l'a souligné M. BESSON en évoquant le cas des femmes battues qui dénoncent leurs persécuteurs. A l'inverse, elle fait même de la non-dénonciation de crimes un délit, étant souligné que l'obligation porte ici sur le fait criminel, non sur leurs auteurs. L'Etat, qui est en charge du bien commun, est dans son rôle quand il permet à des personnes vivant sur le territoire national de dénoncer les réseaux clandestins dont elles sont les victimes et qui constituent l'une des déclinaisons modernes de l'esclavagisme. Il n'y a là nulle "délation", nulle incitation à la destruction de la réputation ou à l'honneur d'autrui, même si le recours à ces dénonciations peut, en certaines circonstances, s'avérer abusif. L'abus éventuel du droit ne condamne pas le droit, pas plus ici qu'ailleurs.