Il me restait un épisode. Après, l’histoire sera terminée et le livre d’images de Paris sera refermé pour quelques semaines, voire quelques mois. Dans ce trop court passage du piéton du Luxembourg redevenu piéton de Paris, je ne pouvais éviter l’un des centres, au centre de ma vie, pendant longtemps : le Jardin des Plantes.Je crois avoir déjà écrit que ma mémoire a inscrit depuis longtemps la manière dont je dois le parcourir, et d’abord y entrer.
Jamais depuis le quai de la Seine, qui ouvre pourtant au regard la perspective majestueuse close par la Grande Galerie de l’Evolution (tiens il faut absolument que je pense à parler de l’année Darwin), une perspective qui a paraît-il inspiré celle du Parc Cismigiu de Bucarest.
Rarement depuis la rue Buffon, sauf peut-être dans l’espace situé entre la Galerie de Paléontologie et d’Anatomie comparée - vous savez, celle que l’on a rénovée, mais qui a laissé pendant des décennies apercevoir les Dinosaures derrière des vitres poussiéreuses - et la Galerie de Minéralogie et de Géologie. Exactement là où pousse un Ginkgo greffé. Enfin des branches femelles greffées sur un arbre mâle. Juste pour avoir des fruits. Ces fruits qui sentent si mauvais à l’automne qu’on a un jour décidé qu’on ne planterait que des arbres mâles dans les espaces publics. Mais la rue Buffon reste pour moi la rue des voitures, une sorte de fossé, de tranchée longeant ces énormes bâtiments qui éloigneraient par leur allure austère la vocation scientifique la plus déterminée.
Alors rue Geoffroy Saint-Hilaire ? Pourquoi pas, mais seulement après avoir quitté le café de la Mosquée, après un couscous ou un thé à la menthe et pour rejoindre le plus vite possible la rue Cuvier en passant devant les Grandes Serres. Ah ! La rue Cuvier ! Voilà l’entrée superbe et vraiment historique. Soit tout en haut, au coin de la rue Geoffroy Saint-Hilaire, devant la fontaine dédiée à Georges Cuvier où une dame aux seins nus – le symbole de l’Histoire Naturelle - trône sous le regard bienveillant d’un lion aussi frigorifié que sa compagne dénudée et dans la compagnie bienveillante d’un crocodile qui tourne la tête vers elle, ce qui constitue un miracle car les Sauriens n’ont pas de tête articulée. En raison du monument donc, mais aussi parce qu’on peut monter immédiatement dans le labyrinthe et atteindre la coupole ou le kiosque, je ne sais comment désigner cet édifice datant de 1786 couronnant une colline artificielle faite de déchets urbains qu’il s’agissait de masquer agréablement. Enfin il s’agit tout compte fait d’un gentil labyrinthe qui sert plutôt de belvédère et dont le fer forgé sommital venait des forges de Monsieur de Buffon, ce qui n’est pas rien. De surcroît on y contemple le cèdre du Liban que Monsieur de Jussieu rapporta d’Angleterre dans son chapeau. L’histoire se raconte à chaque pas ! Et pour donner encore plus de poésie à l’endroit, on a installé des stèles de bronze où on peut lire – assez difficilement il est vrai – le Nocturne de Saint-John Perse.
Mais je préfère entre toutes l’entrée située près du cabinet d’histoire, à côté des petits pavillons où ont travaillé les Curie ; là où je vois que l’on a aujourd’hui installé un café restaurant baptisé plaisamment « La Baleine ». Les maisons sont toutes historiques, elles aussi. Je veux dire qu’elles portent le poids de l’histoire en témoignant de la recherche scientifique telle qu’elle était accueillie et logée en 1905. Cet endroit m’est toujours apparu radioactif, sans jeu de mots. Et d’ailleurs les paillasses sur lesquelles j’ai suivi des travaux pratiques de physique, de l’autre côté de la rue, avaient été récupérées du laboratoire où les deux savants s’étaient appliqués à extraire l’uranium de la baryte. Inutile de dire que les chambres à bulles n’avaient pas besoin d’être alimentées autrement que par la céramique sur laquelle elles reposaient, pour montrer le tracé des rayonnements !Et puis côté rue Cuvier on est tout près de la place Jussieu et de la rue Guy de la Brosse, médecin et botaniste. Ce sont les bâtiments que j’ai découverts en 1964, en sortant du métro Jussieu pour la première fois, quand j’abordai une vie universitaire qui allait me conduite à disséquer une souris, puis une grenouille et bien d’autres victimes innocentes et à apprendre pourquoi j’avais collectionné tant de fossiles au cours de mes voyages adolescents. Et pendant des dizaines d’années, ce sont pourtant des plantes que je rendrai victimes de mes étudiants, sans doute pour avoir vu sacrifier trop de blattes, de vers marins, de lamproies et autres rats d’élevage.
Le sentiment d’exotisme de la rue Cuvier tient peut-être au fait que les cris des loups et des hyènes de la ménagerie du Jardin des Plantes qui étend ses grands murs jusqu’au quai Saint Bernard ont trop souvent pris de l’ampleur dans les nuits chaudes d’été, leurs cris passant par dessus les arbres, pour nous laisser croire que nous pouvions pénétrer dans lavie sauvage en franchissant une simple grille. De fait, je n’ai vu cette grille interdite ou vraiment contrôlée que dans le temps d’épidémie dite de la “vache folle”, afin d’éviter que les buffles ne soient pris eux aussi de folie. Aujourd’hui les seuls animaux que j’aperçois se serrent les uns contre les autres tellement il fait froid. Ils symbolisent la fin d’une bonne idée qui, dans les années soixante, n’avaient pas encore perdu l’actualité d’une éducation populaire, voulue par les grands ancêtres du jardin, zoologistes et explorateurs : faire découvrir les bizarreries du monde. Les chaînes de télévision dont le câble déverse les images d’animaux plus étanges les uns que les autres, à longueur de journée, « Planète » ou « Géo », ont mis à mal cette zoologie de pacotille et concentrationnaire qui a pourtant fait rêver nos grands-parents.
Lorsque j’ai abordé la rue Cuvier pour la première fois et que je suis rentré dans le Jardin, je me suis aperçu qu’il m’était déjà familier. J’avais en effet découvert un an avant un film qui s’est vraiment imprimé dans ma mémoire. Je pense d’ailleurs que les électrodes posées sur les yeux du héros de « La Jetée » de Chris Marker ont du agir également sur moi. Moins par l’image récurrente du film, celle de la jetée d’Orly où j’étais allé souvent, comme le personnage de Gilbert Bécaud, voir les avions s’envoler, que par les galeries et les serres du Muséum où ont lieu les rendez-vous extra-temporels des personnages. Vous savez, en partant de l’époque qui suit la Troisième Guerre Mondiale et la destruction de la Terre, pour atteindre les années soixante et là, retrouver une image calme, le visage d’une femme aimante, (amante ?) qui pourrait peut-être aider à inverser le cours des choses, le cours tragique de l’histoire.
Chris Marker est le génie de la mémoire.
Le Paris que j’aime, il l’avait détruit par ce film et laissait ses personnages survivre dans les souterrains de Chaillot. Il avait détruit cette ville avant même que je n’en devienne un familier quotidien qui ne connaîtrait pas, fort heureusement cette guerre là. Mais en 1962, lorsque Chris Marker « tournait » ce film d’images fixes, qu’on dirait animées tellement est grand son talent, s’était déroulée la crise des missiles de Cuba. Je me souviens en effet très bien de cet après midi d’octobre où nous avons regardé souvent par la fenêtre de la classe si des fusées passaient au-dessus de nos têtes. Tout était donc plausible et j’étais même surpris que j’atteigne l’année 64 sans encombre.
En parcourant Paris en tous sens, depuis quelques années, je crois qu’à chaque fois, je vérifie avec inquiétude que le film de Chris Marker n’est pas devenu la réalité.
Je ne me lasse pas de revoir ce film là et de revoir aussi le seul cd-rom interactif qui vaille vraiment la peine. Il est publié par le Centre Pompidou et réalisé par Chris Marker sous le titre de « Immemory ». Ce sont deux objets qui ne me quittent pas.
Je relis dans le livret qui accompagne ce disque : « Mon hypothèse de travail était que toute mémoire un peu longue est plus structurée qu’il ne semble. Que des photos prises apparemment par hasard, des cartes postales choisies selon l’humeur du moment, à partir d’une certaine quantité commencent à dessiner un itinéraire, à cartographier le pays imaginaire qui s’étend au-dedans de nous. En le parcourant systématiquement j’étais sûr de découvrir que l’apparent désordre de mon imaginaire cachait un plan, comme dans les histoires de pirates. Et l’objet de ce disque serait de présenter la « visite guidée » d’une mémoire, en même temps que de proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire. Bienvenue donc dans « Mémoire, terre de contrastes » - ou plutôt, comme j’ai choisi de l’appeler, Immémoire : Immemory. »
Il faut peut être que je trouve le moyen, au-delà de ces textes, de recréer ainsi, dans l’aléatoire imagé, le puzzle de mes errances européennes ? Ecrire en tout cas, est un bon début.
Photos : le Nocturne de Saint-John Perse et un extrait de La Jetée de Chris Marker.