1.- La philosophie des Lumières s'est donnée pour lumineuse parce qu'elle était censée introduire la lumière de la Raison là où la théologie et le dogme avaient imposé jusque-là, supposément, l'obscurantisme et l'aveuglement.
En consommant pourtant le divorce, depuis longtemps en germe, entre la raison et la foi, entre la philosophie et la théologie, les Lumières ont opacifié les horizons de l'homme. Elles ont même soustrait du champ de sa raison des notions, des concepts, qui jusque-là lui étaient familiers, appauvrissant en retour sa perception de lui-même et du monde.
Ainsi de la notion de bien commun. Cette notion, qui est au cœur de la philosophie politique chrétienne traditionnelle - c'est-à-dire de la philosophie européenne historique - a disparu de la pensée politique moderne, qui lui a substitué celle d'intérêt général. Cet intérêt est abstrait de la moralité ; il ne dit aucune relation particulière au bien ou au mal. Et sa généralité est davantage conçue comme une somme conjuguée d'intérêts particuliers que comme une universalité portant elle-même sa richesse et ses exigences normatives.
2.- Il nous a dès lors semblé utile de faire connaître, en la traduisant, une étude publiée en 1956 sur ce sujet par le Père Santiago Ramirez (1891-1967), dominicain, sous le titre : Peuples et gouvernants au service du bien commun [Pueblos y gobernantes al servicio del bien común].
Le P. Ramirez, ignoré de la plupart, est sans doute déjà, malheureusement, oublié de beaucoup qui devraient en garder la mémoire. Il est pourtant considéré par certains comme le philosophe néo-thomiste le plus important du XXème siècle (1). Ce jugement, il est vrai, n'est peut-être pas sans a priori à l'égard de Jacques Maritain, avec lequel le P. Ramirez croisa (rudement) le fer, au sujet notamment du statut de la philosophie morale, en lui reprochant le fidéisme de ses analyses (2).
Vouloir résumer ici son cursus philosophique et théologique serait tâche impossible, tant il est dense. On retiendra cependant que, métaphysicien hors pair, il fut notamment un professeur de théologie morale réputé à l'Université de Fribourg (1923-1945) et qu'il fonda, en 1947, la Faculté de théologie du couvent de Saint-Etienne de Salamanque. Il fut expert au Concile Vatican II, auprès du Maître général des Frères-Prêcheurs d'alors, le P. Michael Browne [(1886-1971), lequel fut créé cardinal par le Pape Jean XXIII], au sein de la commission théologique. C'est à lui que l'on doit, en particulier, la formulation de la collégialité épiscopale. Il repose dans le Panthéon des théologiens, au couvent de Salamanque, au côté, notamment, de ses prestigieux prédécesseurs François de Vitoria et Dominique de Soto.
Le P. Ramirez est l'auteur d'un nombre impressionnant d'ouvrages et d'articles scientifiques, dont il est également impossible de rendre compte, embrassant à la fois la philosophie et la théologie. On ne peut manquer de signaler, cependant, les ouvrages qu'il a écrits sur l'analogie (3), car cette question a joué un grand rôle dans son approche de la philosophie politique, au centre de laquelle se trouve la notion d'ordre, qu'il regardait comme l'essence même du thomisme.
3.- Le texte que nous présentons, il est vrai, a quelque peu vieilli, mais à certains égards seulement. Peut-être, déjà par son style, mais ceci est davantage à notre charge qu'à la sienne, car les raisonnements serrés nous sont devenus moins accessibles qu'à nos aînés, comme aussi les raisonnements formels. Il a vieilli surtout par les problèmes qu'il évoque ici ou là, ou par la façon dont il en traite, et plus encore parce qu'il rend peu compte - par la force des choses - de l'évolution qu'a connu la philosophie chrétienne depuis lors, plus "maritainienne" que "ramirézienne". Ceci est vrai notamment de la question de la dignité de la personne humaine, qui est désormais placée au cœur de cette philosophie, comme un élément central du bien commun, et qui est intégré comme tel dans la pensée sociale de l'Eglise, ainsi que le manifeste le Compendium publié en 2004.
Néanmoins, le document du P. Ramirez présente une richesse qui ne peut vieillir, en raison même de l'angle métaphysique sous lequel il est abordé. « Le bien commun de la société n'est pas une fin en soi ; il n'a de valeur qu'en référence à la poursuite des fins dernières de la personne et au bien commun universel de la création tout entière. Dieu est la fin dernière de ses créatures et en aucun cas on ne peut priver le bien commun de sa dimension transcendante, qui dépasse mais aussi achève la dimension historique ». C'est le Compendium qui s'exprime ainsi (n° 170). L'étude du P. Ramirez s'attache à exposer et à souligner cet aspect, qui est premier et essentiel, tant pour la vie humaine en société que pour le bien commun.
L'actualité manifeste l'effondrement des constructions sociales édifiées sur l'éphémère, sur les calculs subjectifs d'intérêts et de risques. Elle marque, contre le primat de la liberté dérégulée de la recherche des biens propres, le retour forcé de l'Etat pour la défense d'un bien supérieur et, en quelque manière, de la moralisation des choix humains. L'étude du P. Ramirez conduit au même centre de gravité, mais en montrant qu'il est une exigence même de la nature humaine, laquelle s'insère dans un ordre créé, hiérarchisé, dont Dieu, en droit comme en fait, est la pierre angulaire et dont l'Etat, dans la vie sociale, qui a charge de promouvoir un bien qui est essentiellement distinct de celui des individus, est le serviteur nécessaire. Il n'est sûrement pas inopportun de suivre encore aujourd'hui la leçon de l'illustre fils de saint Dominique, pour retrouver avec lui les repères dont l'évolution de la pensée moderne a privé les esprits.
(à suivre)
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(1) On pourra consulter, sur ce point, l'intéressant article qui lui est consacré sur le site filosofia.org [en espagnol] où figurent sa biographie, dont nous nous sommes inspirés ici, et l'essentiel de sa bibliographie.
(2) On pourra se reporter, sur ce point, à son article "De philosophia morali christiana", paru dans la revue Divus Thomas 50 (1936), pp. 87-140 et pp. 191-204. Ou, en français, à son article "La science moral pratique. La philosophie morale adéquate", paru dans la revue Bulletin thomiste, 4 (1935), pp. 423-432).
(3) Voir notamment : De analogia [en latin], en quatre volumes, CSUC, Madrid 1972.