La collection de cartes postales du début du XXème siècle assemblée par le galeriste en retraite et mécène Anthony D’Offay mérite amplement qu’on coure à la Maison Européenne de la Photographie, toutes affaires cessantes d’ici au 5 avril. Ce n’est pas l’impressionnante exposition scientifique et artistique du Jeu de Paume Sully l’an dernier, c’est une exposition-plaisir. L’administration postale américaine stimula l’envoi de cartes postales dans les années 1900 (un milliard de cartes envoyées en 1913 !) et, à la différence de la française, imposa que les timbres soient collés du côté du texte et non de l’image. Les cartes montrées ici sont toutes des photographies bien conservées et ainsi non dénaturées par le timbre-poste.
Soucieux de montrer les éléments du mythe américain dans toute son ampleur, le collectionneur a organisé l’exposition en treize vitrines thématiques : Nouveaux immigrants, Un monde d’hommes, La terre promise, En grande détresse, Travaux domestiques, Enfants, Les sorties, Sur son 31, Ce monde et le prochain, On y arrive, De mes propres mains, Situations rurales, et Photographie et carte postale. La richesse de création dont font preuve les photographes locaux et les particuliers est immense.
Beaucoup de cartes célèbrent donc le rêve américain : conquête de l’Ouest, havre des exilés, richesse de la terre, liberté, et, en parallèle le cauchemar américain : port d’armes, racisme, relations sociales, violence, catastrophes naturelles. Voici donc, de haut en bas, un bébé arborant fièrement un revolver, un vieil homme noir en haut-de-forme couvert de médailles et une famille indienne. Voici aussi ci-contre cette carte peinte pour représenter les lueurs de l’incendie d’un feu dans la prairie (avec, comme souvent, un petit texte explicatif).
Mais les plus fascinantes sont celles qui font surgir le grain de bizarrerie du photographe, des images un peu décalées, dérangeantes, frisant parfois un surréalisme avant la lettre : ainsi l’homme tatoué ci-contre. Voici deux enfants attardées dans les bras d’un adulte (Aurore et Natali avec Max Klass) : les deux petites portent une croix gammée sur leur robe, mais on est en 1910 : que peut bien être cette scène étrange ? un spectacle ?
La vision de ces petites filles à plat ventre rampant vers le vide sous une maison est-elle une scène de cache-cache, ou un refuge face à une catastrophe ? Et la découverte de ces jambes dénudées est-elle si innocente ?
Enfin, ma préférée est cette jeune femme nonchalante couchée sur un un piano. La mention manuscrite nous invite à ‘Try it on your piano’, ambiguïté coquine : jouer du piano ou d’un autre jeu de mains ? Le texte des partitions est éloquent : Kiss me, I love it, Stop, Stop, Stop. Que dire de plus ?
Outre la qualité de ces photographies, ce qui attire ici, c’est cette tension constante entre le mythe, positif ou négatif, de l’Amérique, et les fantaisies autonomes qui surgissent ici ou là, témoignages de libertés non pas contraires au mythe, mais perpendiculaires à lui. Vivement un livre sur cette collection !
Photos 2, 3 et 5 courtoisie MEP; autres photos de l’auteur.