[La culture
savante] n’a de sens qu’aux yeux d’une fraction de la population. Elle suppose
d’abord l’aisance matérielle qui permet d’acheter des livres, des instruments
de musique, les cours répétés, fastidieux où l’on apprend à en jouer, des
places de concert et de théâtre, des tickets d’entrée dans les musées, des
billets de voyage, sans quoi on ne saura jamais ce que des êtres pareillement
libérés du fardeau de la nécessité ont peint, mis en vers ou en prose, sculpté,
porté sur la scène, écrit pour la flûte ou le piano. Il faut avoir été
familiarisé dès l’enfance avec ces réalités, matérielles ou non, qui diffèrent
aussi bien des ustensiles quotidiens que de la dinanderie fantaisie et des
tapisseries qu’on voyait aux murs des salons-salles à manger immaculés,
miroitants où l’on nous traînait en visite.
[...]
Le sens du monde s’enracine en de certains lieux, ni plus ni moins que certaines essences d’arbres, qu’on cherchera en vain sous de certaines latitudes, dans de certains sols. Le roc est tout proche, la terre trop légère. Il gèle. La culture savante naît à l’abri, au sein des grandes villes, dans l’atmosphère tiède, confinée, de grands édifices classiques, pompeux, patinés, universités, bibliothèques, grandes librairies, organismes de recherche, salles de rédaction et comités de lecture d’éditeurs célèbres, cafés à la mode où consommer trois fois rien est ruineux, s’asseoir insensé. Elle s’étiole et périclite hors de ce milieu élaboré, continuellement enrichi et renouvelé qui se trouvait aux antipodes, à peu près, de la campagne pauvre, froide, stuporeuse du Limousin, du vide percé de pluie, battu des vents dont la sauvagerie se faisait sentir jusqu’au centre-ville, dans le creux.
Pierre Bergounioux, L’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, éditions Argol, 2008 (Les Flohic, 2002), p. 54-55.
Contribution de Tristan Hordé