Pourquoi Jérôme Bosch ?

Publié le 04 février 2009 par Memoiredeurope @echternach

Voilà ! Je vais encore jouer au vieillard. Mais il faut bien que je me replonge en automne 1967. A s’Hertogenbosch (Bois le Duc), à quelques dizaines de kilomètres de la maison de Campine où habitaient les parents de ma blonde amie, le Noordtbrabants Museum exposait l’œuvre d’un peintre qui inspirait le plus grand étonnement des profanes comme des amateurs et qui continue toujours à susciter une curiosité fascinée. Presque 300.000 visiteurs ont témoigné cette année là d’un attrait, autant pour les œuvres, dont certaines venaient du Prado, de Paris, de Saint-Germain en Laye ..que pour le contexte de cette petite ville bien défendue contre les invasions. Elle qui a fêté son 800e anniversaire en 1985 et dont j’ai entendu reparler en 2000 lorsque nous avons organisé une rencontre sur la lecture des villes européennes fortifiées.

Mes parents avaient fait le voyage, autant pour le peintre que mon père idolâtrait, qu’en pensant que nous allions leur annoncer une nouvelle importante. Les parents de l’autre côté étaient dans le même sentiment. Rien de tel n’est advenu, qu’on m’en excuse. Voir les œuvres de Bosch en réalité m’a laissé une très forte impression. Le temps n’en a pas effacé le souvenir, s’il a par contre séparé les protagonistes de cette visite.

« Bosch écrivait » : (ou du moins c’est Anatoli Koroliov qui le prétend)

«  Les quatre choses essentielles et définitives pour tous les hommes, c’est la Mort, le Jugement Dernier, le Paradis et l’Enfer.

« La mort constitue un passage vers l’enfer, où règne le diable et où Dieu est absent.

« Le diable est toujours pressé, car la fin du monde est proche. A notre époque où le soir du monde – mundi vesper – tend vers la nuit complète, le mal éternel poursuit sa dévoration à tout instant, car c’est sans fin qu’il se déverse du ciel en faisant tourner le moulin du péché. La farine moulue par le moulin de la vie fait du monde entier une poignée de sable, une coupe de poison. Le monde est comme un vent d’Afrique porteur de peste, comme un tourbillon de cendres noires : pour peu qu’il s’apaise, des aveugles viennent fouiller dedans, cherchant des miettes du festin de Satan… »  

Pourquoi Jérôme Bosch ? Et pourquoi surtout ce soir alors qu’aucun anniversaire public ou privé ne le suggère ? La raison tient en un livre dans lequel je me suis plongé avec une certaine crainte, que j’aurais peut-être même laissé de côté longtemps s’il n’était venu de Russie et qu’on m’ait indiqué que l’auteur, Anatoli Koroliov était au moins aussi baroque que Viktor Pelevine

Cet auteur là a exactement mon âge, mais lui, est né en Sibérie. Si je comprends bien, la première traduction française qui lui a été consacrée date de 2005 (La Tête de Gogol – Calmann-Lévy). Par contre ce roman que j’ai vraiment apprécié n’a attendu que quatre ans depuis sa publication en russe.

Le titre ne va pas par quatre chemins « Être Hieronymus Bosch ». Et le roman navigue d’une page à l’autre entre deux extrêmes. D’un côté la réalité extrêmement matérielle d’un camp militaire – autrement dit un bataillon disciplinaire - situé près de Bichkil où le jeune intellectuel va passer deux années comme juge d’instruction militaire afin justement de juger de la nécessité d’être en ordre politiquement et de l’importance de comprendre les cruelles réalités des rapports humains. Bichkil, autrement dit nulle part, dans l’hiver glacial et l’été étouffant de l’Oural. De l’autre, cette ville où a vécu le peintre célèbre, une ville dans laquelle, chaque nuit, l’auteur atterrit sans parachute au plus près des lieux de vie de son peintre préféré. 

Lorsqu’il arrive au camp, le doux rêveur qui a eu le défaut de parler trop haut, porte à la main un cartable d’étudiant enfermant une chemise… « qui contient un cahier de notes pour mon roman sur Bosch, La Nef des Fous…En plus de l’histoire de Bosch, le cartable abrite un savon rose dans sa boîte, un volume de nouvelles de Franz Kafka et un livre de prose d’Albert Camus. A côté un rasoir dévissé dans un étui à crayons avec une réserve de lames Baltika, un blaireau et un cœur ensanglanté de surréaliste, enveloppé d’un mouchoir blanc en batiste. Mon âme à moi est aussi un rasoir dévissé. »  

Que l’on ne s’attende pas à la description d’un camp stalinien d’extermination ! Rien que des vexations et des tortures quotidiennes, sur un fond d’absurdité et de stupidité des Règlements. Personne n’est amené à mourir, sinon les suicidaires.Et l’officier du KGB est un fin érudit qui aime les douceurs issues des esturgeons et les liqueurs fortes et délicates. Nous ne sommes pas dans le goulag, juste dans l’horreur du système. Bien au-dedans, avec une loupe grossissante pour ne rien manquer. 

A la question faussement naïve de l’étudiant attardé : « Mais dites-moi mon capitaine, pourquoi tant de haine parmi les soldats ? Demandai-je dans un souffle. Il y a deux ans, ils étaient tous au lycée. Pourquoi des garçons qui ont tout le même âge et qui sont tous dans la même galère se torturent-ils entre eux comme des hyènes possédées ? Pourquoi ? », le KGB aurait pu répondre simplement : lisez Konrad Lorenz ! Mais il le dit dans un langage plus direct : « La conscience morale ne survit pas dans les chiottes communes. On a besoin de rester seul de temps en temps. La promiscuité rend agressif, c’est comme les rats quand ils sont en cage». Certes ! Et comme le capitaine du KGB est lui aussi loin de tout, et surtout de toute écoute indiscrète, il peut ajouter : « Tout Etat est à l’image d’un logement communautaire. Lorsque les hommes auront leur espace à eux, on pourra leur demander de suivre la voix de leur conscience. »

Et si Lorenz affirme que « l’agression à l’intérieur de l’espèce est le danger le plus sérieux qui menace l’homme dans les conditions actuelles », Bosch semble lui répondre : « Je suis mon propre juge, car je ne fais pas confiance au Jugement dernier. Le Seigneur est miséricordieux, il pourrait m’absoudre, tandis que moi-même, je serai impitoyable. »

C’est probablement là, la plus belle définition de ce qui sous-tend la réussite de toute machine politique totalitaire. Il ne s’agit pas de prendre une position morale, ni devant les exterminations staliniennes, ni devant les entreprises de purification religieuse de l’Inquisition ordonnées par Isabelle de Castille, mais de considérer que les hommes mis en mouvement par la bureaucratie du Parti ou de l’Eglise seront les plus impitoyables des exécutants, puisqu’ils ne seront pas responsables du but qu’on leur a fixé, mais seulement de la beauté des solutions et du bon fonctionnement des outils.

Je ne parle ici que du parallèle et de la confrontation des mémoires de la réalité et de l’imaginaire qui alternent dans la tête de l’auteur pendant deux ans, sans aboutir cependant à un roman, sinon à sa résurgence aujourd’hui, quand l’âge glaciaire est presque terminé. Et je laisserai découvrir une œuvre qui prend une forme doublement romanesque, par la qualité de la description et par l’érudition du rêve. Allez vite vous promener avec Koroliov du côté de l’Europe dans la seconde moitié du XVe siècle au moment où le catholicisme reprend ses places fortes, où les navires cinglent vers les continents inconnus et où Ferdinand d’Aragon considère la chute de Grenade comme le premier pas de la reconquête de Constantinople.

L’artiste Bosch nous fascine tous par le désordre moral qu’il sème derrière lui. Il semble là pour amener au repentir, mais en même temps, il nous dit que le Mal est la source de tous les raffinements cruels et que ce mal n’est passitué  au dehors, mais dans l’intime des êtres. Et surtout, il nous prouve que nous prenons un plaisir très ambigu aux horreurs sophistiquées qu’il nous montre.

« En réponse (à Ferdinand d’Aragon), le susnommé Hieronymus Van Aken dit Bosch m’a prié de transmettre à Votre Majesté que l’imagination de chacun d’entre nous, si terrible et merveilleuse fût-elle, est incapable de mentir, car l’homme est trop faible pour créer ce qui n’existe pas : tout ce qu’il invente, Dieu le possède déjà, autrement, l’homme serait devenu aussi puissant que le Très-Haut, ce qui est impossible, car ce serait absurde. Toute œuvre d’imagination n’est par conséquent qu’un ressouvenir de ce qui a été ou une anticipation de ce qui sera. »

Est-ce en développant des sophismes qui prennent l’allure de torturés magnifiques que Bosch a échappé au bûcher ? Est-ce en sachant passer quotidiennement du Grand Lucifer aux folies ordinaires d’une caserne, que Koroliov a pu apprécier à Prague la Révolution de velours, en étant resté vivant et en ouvrant une vie de romancier à plus de cinquante ans ? 

Et en 1567 l’atlas le plus parfait, « Le Théâtre du Monde » du cartographe flamand Abraham Ortelius était édité…les chrétiens découvrirent que la Terre était ronde et ils stoppèrent l’avancée de l’Orient. Les odalisques dans les harems d’Istanbul apprirent par les eunuques que les infidèles avaient volé la vérité sur la façon dont Allah voyait la Terre du haut du ciel. »

Dans le roman le plus échevelé, il y a un secret. Ici celui de l’atlas. Ce secret termine le Moyen Âge et clôt la chute du communisme sur une attente inquiète. Nous sommes décidément toujours entre les mains des écrivains pour imaginer le réel !

Au fait à quelques kilomètres de s’Hertogenbosch, de 1943 à 1944, 30.000 prisonniers ont été internés dans un des camps de concentration situé le plus à l’Ouest de l’Empire nazi.