172° jour
Rendez-vous chez un fournisseur.
Partis par le premier train, les deux mécanos – les mêmes qui avaient trainés leurs guêtres chez le maquettiste – arrivèrent dans la Plastics Vallée par un froid matin brumeux. Paumés sur le quai, ils se transformaient doucement en esquimaux géants en attendant leur chauffeur. Quand le gars arriva, il émit un petit rire en guise d’excuse et s’exclama, avec un doux accent savoyard :
- C’n’est pas trop un temps à venir par chez nous ! Ca fait longtemps que vous attendez ?
- Suffisamment pour avoir oublié où se trouvent nos extrémités, répondit le responsable méca d’un ton aigre. Si le prochain train n’était pas avant 18 heures, il y a longtemps que je serai reparti !
Déjà qu’il n’était pas chaud-chaud pour venir, alors si en plus les locaux en rajoutaient…
La visite de l’injecteur de plastique était pourtant l’étape logique après l’approbation de l’étude.
Le projet prenait une nouvelle dimension : on s’attaquait à la fabrication des pièces qui allaient matérialiser les visions du designer. Le sous-traitant, dûment choisit par les acheteurs (tiens ! Ça me fait penser : je n’en ai pas encore parlé, de ceux là. Et bien, ce sera pour un prochain chapitre), devait être audité avant de s’engager. D’où la présence de nos deux mécanos dans la région d’Oyonnax.
Après une heure de petites routes montagneuses, l’équipage fortement secoué parvint enfin dans le petit bled qui abritait le centre de production. Planté au pied des montagnes enneigées, entouré de résineux, le village offrait un cliché typique de carte postale, n’eut été l’usine ultra moderne posée à l’entrée de la vallée et qui défigurait le paysage avec ses chromes et une quantité phénoménale de verre fumé.
Le gars, tout fier d’appartenir à cette entreprise futuriste (dont le slogan était d’ailleurs « Laissez nous injecter votre avenir » !) pila au sommet de la dernière bosse, et d’un grand geste de la main balaya devant lui :
- Nous v’là arrivés ! C’est-y pas beau tout ça ? Lança t-il en se tournant vers ses passagers.
Plutôt verdâtres, la conduite sportive n’étant pas étrangère à ce teint, les gars hochèrent la tête sans un mot, préférant garder la bouche fermée, mais surtout soulagés d’arriver vivants.
Enfin posés dans la salle de réunion, un café chaud entre les mains, les deux visiteurs purent entamer les discussions techniques avec un jeune gars tout frais émoulu de HEC et se fournissant chez le même tailleur que nos commerciaux. Détail comique : il avait le même patronyme que le patron de l’entreprise, jusqu'à ce qu’il avoue être le neveu. Vinrent se joindre à la réunion le directeur technique, le chef d’atelier et le chef de projet outillages, tous se ressemblant vaguement et dont les cartes de visite portaient le même nom. Vraisemblablement, le népotisme était solidement installé dans les mœurs locales.
Grand classique dans le domaine de l’audit, la visite détaillée de l’usine, des labos et autres ateliers occupa largement le temps jusqu’à l’heure du repas, qui se déroula dans un chaleureux petit resto local, perché non loin des pistes et largement approvisionné en Chignin bien frais. Et c’est bien évidemment dans une ambiance fort détendue que purent être abordé les discussions techniques, jusqu’au moment où notre responsable méca lança étourdiment :
- Bien, et les outillages ? Chez quel chinois vous allez les réaliser ?
Silence de mort.
- Pourquoi vous voulez aller en chine ? On ne bosse pas assez bien ici ? Lâcha le directeur technique sur un ton plus glacial que celui rencontré le matin même sur le quai de la gare.
- Heuuu, non. Je n’ai pas dis ça. C’est juste que les prix…
- Quoi les prix ? C’est sur qu’ils sont moins cher ! Et quand les moules sont rapatriés chez nous, on passe combien de temps à les faire tourner correctement ? Et qui va payer tout ça ?
- Attendez, vous énervez pas ! C’est la mondialisation, on peut pas y échapper. Et puis, ils ne sont pas si mauvais que ça, les chinois ! Faut juste les coacher de près…
- Ah ben d’accord, si vous voyez les choses comme ça ! Grinça le chef de projet, vous n’avez qu’à y aller en chine. Si vous nous assurez que vous les surveillez de près, comme vous dites, ben on fera p’têt un effort avec vos moules, et on essayera de s’en servir plutôt que de les balancer à la ferraille !
Mais faut pas compter sur nous pour aller trainer à dix mille bornes d’ici. Si vous voulez vos moules chinois, faudra allez les chercher vous-même !
Et voilà comment on gagne un voyage en chine, et sans participer à seul concours !