À la différence de la France, où le sentiment d'appartenance à une communauté nationale et à une entité politique et administrative centralisée apparaît précocement, l'Italie devra – comme l'Allemagne – attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour se constituer en État unitaire. Il faudra une longue et difficile maturation pour que se réalise l'aspiration de Vittorio Alfieri (1749-1803) à voir l'Italie « désarmée, divisée, avilie, enchaînée, impuissante » surgir « vertueuse, magnanime, libre et unie ». C'est le même Alfieri qui popularise le terme de Risorgimento, apparu vers 1750 – de risorgere, « ressusciter » – pour désigner la renaissance et la régénération spirituelle et politique de la Péninsule, ainsi que l'émergence de l'idée de nation. Paul Guichonnet auteur de L'unité italienne, (PUF, « Que sais-je ? », 1996) analyse ici les différents courants de pensées et les événements qui, tant en Europe que dans la Péninsule, ont précédé l'unification de l'Italie.
Berceau de l'immense Empire romain et centre de la chrétienté occidentale, l'Italie voit, dès le haut Moyen Âge, se succéder sur son sol les dominations étrangères. Arabes, Normands et Angevins, empereurs germaniques s'en disputent la souveraineté, avant les « descentes » des rois de France, lors des guerres d'Italie, de 1494 à 1559. Après la prépondérance espagnole, l'hégémonie autrichienne s'exerce sur les régions les plus riches. Si l'on excepte la période révolutionnaire et impériale de 1792 à 1815, la tutelle des Habsbourg pèsera jusqu'en 1859 et 1866 et c'est seulement en 1919 que les dernières terres irrédentes, « non rachetées », de Trente et de Trieste feront retour à la mère patrie.
La mémoire collective conserve le souvenir de la Rome impériale et de l'âge d'or de la Renaissance. La nostalgie des grandeurs passées est particulièrement vive chez les Italiens cultivés qui l'expriment, dès le XVIIe siècle, dans des œuvres littéraires et historiques mais c'est le XVIIIe siècle, celui de l'ère des Lumières, l'illuminismo, qui élabore la pensée politique inspiratrice de la génération du Risorgimento. Dans le sillage de Machiavel (1469-1527) qui avait analysé les pouvoirs du prince, Giambattista Vico (1668-1744) et Cesare Beccaria (1738-1794) appliquent à la situation de l'Italie les nouveaux principes du droit des gens. Au même moment, en face du mouvement catholique de la Contre-Réforme se crée un courant de pensée janséniste qui influence fortement les élites, et préfigure les thèmes de la Révolution française, affirmant que seule la nation est dépositaire du pouvoir et que la souveraineté du peuple l'emporte sur celle des monarques.
Le toscan : plus qu'un dialecte, bientôt une langue nationale
La langue est un des signes les plus forts de l'identité d'un peuple. En face de la précoce hégémonie du français, « langue du roi » diffusée à partir de Paris, l'affirmation d'un idiome national est plus lente et imparfaite en Italie. Dans une Péninsule où existent plusieurs pôles politiques et économiques – Turin, Gênes, Milan, Venise, Florence, Rome et Naples – et où persiste le « campanilisme », l'esprit de clocher, les dialectes ont manifesté, jusqu'à nos jours, une étonnante vitalité, avec un riche patrimoine littéraire, comme les comédies du Vénitien Carlo Goldoni (1707-1793). C'est le parler toscan qui deviendra « l'italien », par un processus essentiellement culturel. Cet idioma gentile, le « parler aimable », conquiert son prestige grâce aux œuvres des Tre Corone, les « Trois Couronnes » que sont Dante Alighieri (1265-1325), Francesco Petrarca – Pétrarque – (1304-1374) et Giacomo Boccacio – Boccace (1305-1375). Il faudra attendre Alessandro Manzoni (1785-1873) et son célèbre roman I promessi sposi, « Les Fiancés », pour qu'un « italien moderne » devienne le symbole et le moyen de communication de la communauté nationale.
Se libérer du modèle français
La période révolutionnaire et impériale permet aux Italiens de vivre une première expérience nationale lorsque la Péninsule, entre 1796 et 1815, passe sous l'hégémonie française. L'expansionnisme conquérant du Directoire instaure, avec l'adhésion de la bourgeoisie libérale acquise aux idées nouvelles, des « républiques sœurs », cisalpine en Lombardie et dans les ex-duchés du Centre, ligurienne à Gênes, romaine et parthénopéenne, à Naples. Un nouveau pas est franchi avec Bonaparte, Premier Consul, qui crée en 1801 une république italienne qu'il préside, avant de devenir souverain du royaume d'Italie, après son accession à l'Empire, en 1804. L'emprise se renforce par l'annexion à la France du Piémont, de la Ligurie, de l'Italie centrale et des États du pape et par la constitution des « États familiaux », sur lesquels règnent des Bonaparte : Joseph, puis Murat, dans le Royaume de Naples ; Elisa à Lucques, et Pauline à Guastalla.
L'Italie est soumise à la tutelle française mais cette période est favorable au renforcement du sentiment national, car les classes éclairées qui adhèrent au régime républicain, puis napoléonien, sont largement associées à la gestion des nouveaux États, bénéficiant des libertés fondamentales de la Révolution qui a mis fin aux inégalités sociales de l'Ancien Régime. L'administration locale ou le service de l'Empire permettront aux Italiens l'apprentissage des affaires publiques.
Obtenue au prix d'un alignement sur la France, cette première prise de conscience nationale laisse insatisfaits des patriotes, qui entendent que l'Italie se régénère par ses propres moyens. Vittorio Alfieri avait déjà exprimé sa défiance et son hostilité dans les épigrammes de son pamphlet Il Misogallo, « Le francophobe », composé de 1790 à 1798. Le Napolitain Vincenzo Cuoco (1770-1833) et le Piémontais Carlo Botta (1766-1837), historiens, cherchent dans le passé de la Péninsule les raisons d'espérer en un prochain Risorgimento. Le poète Ugo Foscolo (1778-1828), qui avait dédié une ode à Bonaparte Libérateur, en 1798, manifeste, dans Les dernières lettres de Jacopo Ortis (1802), sa désillusion de voir la patrie italienne « vendue à l'étranger » par ses notables.
Romantisme et patriotisme : de la littérature à l'insurrection
Après la chute de Napoléon, le Congrès de Vienne rétablit l'Ancien Régime. Désormais, selon l'affirmation dédaigneuse de Metternich, le mot « Italie » n'a plus aucune signification politique et n'est qu'une « expression géographique », pour localiser la Péninsule dans le continent.
Comprimé par l'absolutisme restauré, le sentiment national s'exprime tout d'abord dans la volonté d'émanciper l'Italie du joug autrichien, qui pèse directement sur le royaume lombard-vénitien et s'exerce dans les États-satellites des duchés de Toscane, Parme et Modène. Cette libération est le préalable à la réalisation de l'unification, monarchiste ou républicaine. Les patriotes sont convaincus que l'Italie est la « nation élue ». Pour Giuseppe Mazzini (1805-1872), la « troisième Italie », héritière du passé antique et chrétien, a reçu de Dieu la mission de guider vers le progrès et l'union les républiques de la jeune Europe. Le prêtre démocrate Vincenzo Gioberti (1801-1852) assigne cette vocation rédemptrice à la papauté, dans son ouvrage de 1843, Il primato morale e civile degli Italiani, « La primauté morale et civile des Italiens ». La même année, dans le Sperenze d'Italia, « Les espérances de l'Italie », Cesare Balbo (1789-1853) rêve d'une Italie « centre et tête des intérêts spirituels de la chrétienté », mais aussi « centre vital des intérêts matériels de l'Europe méridionale », émancipée par la Maison de Savoie, solution qui est également défendue par son compatriote piémontais Massimo d'Azeglio (1798-1866). Le célèbre critique Francesco De Sanctis (1817-1883) écrira « c'est la culture qui a fait l'unité de la Patrie » et, de fait, l'idée-force de la nation s'exprime dans l'effervescence intellectuelle et artistique et l'exaltation romantique. Une floraison de romans historiques narre les hauts faits des grands hommes du passé. Les Italiens s'émeuvent aux récits des souffrances endurées par les proscrits et les victimes de la répression absolutiste comme en témoignent l'immense succès du livre de Silvio Pellico (1789-1854), Le mie prigioni, « Mes prisons », le captif des cachots autrichiens du Spielberg.
Les opéras mettent eux aussi en scène des héros libérateurs, comme le Guglielmo Tell de Gioacchino Rossini (1792-1868). Les patriotes font un triomphe au Nabucco de Giuseppe Verdi (1813-1901), où le chœur des Hébreux chante l'espoir de retrouver un jour leur nation perdue.
De 1815 à 1821, la revendication patriotique et nationale se manifeste par l'action de nombreuses sociétés secrètes, dont la principale est la Charbonnerie. Elles se livrent à des assassinats politiques et dans le milieu clos des garnisons, à des conjurations et séditions militaires, rapidement étouffées. Les révolutions de 1820-1821 dans le royaume de Naples et en Piémont, pour obtenir des constitutions, se soldent également par des échecs et sont durement réprimées. Le relais des carbonari, qui sortent de la scène politique, est pris par Mazzini et les républicains de la Jeune Italie. Ils ne réussirent pas davantage dans leurs tentatives d'insurrections populaires, qui ne rencontrent que l'indifférence et l'hostilité des masses. Ces insuccès font éclater le contraste entre l'ambition de programmes utopiques et l'irréalisme de leur mise en œuvre. L'opinion italienne modérée se détourne de la « politique du poignard » des sectes qui discrédite la Péninsule, regardée par les puissances européennes comme un dangereux foyer de subversion.
Le réalisme pragmatique des élites face au « printemps de peuples »
Une lente mutation s'opère dans l'idéologie nationale, qui cesse d'être le rejet négatif et violent de l'absolutisme, pour devenir une doctrine raisonnée. La répression des révolutions de 1821 et de 1830 contraint à l'exil un grand nombre de patriotes dont la culture politique s'enrichit des enseignements de leurs pays d'accueil. Les proscrits s'initient au fonctionnement des gouvernements constitutionnels, au parlementarisme à l'anglaise et au « juste milieu » des doctrinaires de la monarchie de Louis-Philippe. En Italie s'affirme le courant modéré des propriétaires terriens, représentant des milieux d'affaires et de l'industrie naissantes, aristocrates éclairés, comme le jeune Camille Benso di Cavour pour qui « l'économie politique est la science de l'amour de la patrie ».
La conscience nationale italienne est mise à l'épreuve des révolutions de 1848, le tumultueux « printemps des peuples ». Le roi Charles-Albert de Sardaigne prend la tête de la croisade d'émancipation contre l'Autriche, refusant l'aide militaire de la France et proclamant L'Italia fara da sé, « L'Italie se fera par elle-même ». Les deux guerres d'émancipation se soldent en 1848 et en 1849 par un dramatique échec ; une nouvelle répression s'abat sur la Péninsule. Seul le Piémont conserve son régime constitutionnel. Devenu « le phare de la nation humiliée », il accueille une élite de proscrits des autres États, qui italianisent un royaume demeuré, jusque-là, largement provincial et dialectophone.
La « décennie de préparation » de Cavour et Victor-Emmanuel II met le Royaume de Sardaigne en état de reprendre la marche vers la libération de la Péninsule. Le réalisme pragmatique du Premier ministre modernise le pays et « diplomatise la révolution italienne », en l'insérant dans le concert des nations européennes. L'alliance militaire conclue avec Napoléon III permet les victoires de la campagne d'Italie de 1859 et l'acquisition de la Lombardie suivie, en 1860, « l'année admirable », par l'annexion des duchés, d'une partie des États du pape et du royaume de Naples. Le 28 février et le 14 mars 1861, les deux chambres d'un parlement élu dans toutes les parties du pays proclament Victor-Emmanuel II roi d'Italie. Venise, en 1866, et Rome, en 1870, entreront à leur tour dans la communauté nationale.
L'unification demeurait, à bien des égards, une « révolution inaccomplie ». Œuvre d'une minorité de patriotes, elle s'était réalisée très largement en dehors des masses populaires, politiquement incultes – en 1861, le taux d'analphabétisme des habitants de plus de cinq ans était de 53,9% dans le nord, 77,8% dans le centre, 86,3% dans le sud et 88,8% dans les îles. Elle laissait un grand nombre de problèmes non résolus, comme les profondes inégalités sociales et la fracture des mentalités et des économies entre le Nord et le Midi. En 1861, Massimo d'Azeglio constatait que « l'Italie est faite ; maintenant, il faut faire les Italiens ». Le jeune royaume vivra, après 1880, une ère de nationalisme exacerbé, prélude à la dérive totalitaire du fascisme, dont la république démocratique de l'après-guerre s'emploie, laborieusement, à exorciser l'héritage.
Source du texte : CLIO.FR