Nous sommes dans les avllées Kailash du nord-Pakistan, à la frontière afghane. Dans ces zones tribales, les Musulmans ne sont pas la majorité, selon les villages.
La nuit sur le toit fut belle mais la lune presque pleine et le petit jour très matinal nous ont réveillés souvent. A l’aube, le toit se met en effervescence, chacun caquette en repliant son duvet et en manipulant ses petites affaires. Descendre du toit par l’échelle n’est pas une sinécure : il s’agit de deux troncs bruts dans lesquelles des marches sont taillées d’un coup de hache. Les gamins du village voisin, accourus par curiosité, prennent plaisir à nous tendre les bras pour attraper nos affaires et nous laisser les mains libres pour la descente. Ceux de la maison dont nous occupons la partie élevée, une dynastie de cinq ou six frères de sept à douze ans, sont tous habillés pareils d’une kamiz noire et d’une large casquette de chauffeur qui leur élargit la tête. L’un d’eux caresse un pigeon qu’il tient captif dans ses mains. Un autre porte une affichette électorale de soutien – à un parent, je suppose. Le troisième, qui nous apporte deux sièges, a un beau sourire. Un petit-déjeuner nous est servi dans un enclos de bois au bas des échelles, autour duquel s’agglutinent les spectateurs comme sur les barrières autour d’un rodéo. Thé au lait, chaparras très chaudes, nous servent de soutien pour la route que nous devons faire vers le « vrai » petit-déjeuner au même endroit qu’hier soir. Il suffit de passer le pont.
Nous partons pour la journée avec deux guides de la vallée, dont l’un s’est présenté aux élections sous le signe de la bouteille (les Musulmans ne l’ont pas élu !). Le second, Daoud, était enfant lorsque le Français Jean-Pierre Loude est venu vivre dans les villages pour préparer son livre sur les Kailash. Un peu plus haut, le village de Kailash Gram nous accueille avec sa petite classe, une vingtaine de bambins et bambines de 3 à 7 ans mêlés (nous sommes chez une minorité non musulmane). Les petites filles sont soigneusement habillées, les petits garçons en loques à force de se traîner et de se bagarrer, comme d’habitude. Les adultes nous invitent à visiter l’intérieur d’une maison traditionnelle. La pièce est sans fenêtre, creusée de cinquante centimètres dans le sol. Le grand lit est à droite de l’entrée ; tout le monde doit y coucher pour y avoir chaud, la pierre centrale est destinée à faire le feu, et quelques étagères au fond supportent les ustensiles de cuisine. Le toit est plat, bâti d’une armature de bois, de pierres et de terre battue mêlés.
Nous visitons un peu plus loin un jesta khan, une salle de cérémonie funéraire. C’est un bâtiment à part entière supporté par quatre piliers de bois centraux sculptés de frises et de roues. Une ouverture dans le toit, carrée, laisse échapper la fumée du foyer central. Les défunts des trois vallées alentour sont traînés ici et la cérémonie dure trois jours. Sur le mur extérieur, un petit cheval sculpté dans une poutre tend la tête. Devant, pousse le haschich, endémique ici comme un chiendent. A l’intérieur du village de Bram Guru, sur un canal qui détourne la rivière, est installé un moulin à farine. La céréale broyée ici serait surtout du froment selon le guide kailash – mais les locaux appellent « blé » (wheat) n’importe quel grain dans leur anglais basique. Les gros coffres en bois montés sur pattes, entre les maisons, servent de greniers. Ils ressemblent à des cabanes de plage. En poursuivant notre chemin, nous croisons une petite fille qui s’appelle Akiko. Chpata, petite fille, « bonjour » comme on dit ici.
Dans le bois, plus haut sur la rivière, s’étend un lieu réservé aux hommes. Les guides nous préviennent : pas question que les femmes, fussent-elles occidentales, y jettent ne serait-ce qu’un regard. Nous laissons donc la gent femelle pour y accéder entre garçons. C’est un rectangle à ciel ouvert, en lisière de bois, ouvert sur la montagne. Il est entouré du côté bois d’un banc surmonté de quatre piliers taillés dans des arbres et sculptés de symboles abstraits et de têtes humaines. C’est le père du guide qui a sculpté les totems, mais le fils n’a pas retenu la signification de tous les symboles figurés.Dans un coin, sont relégués au rebut deux piliers sculptés par le grand-père. Sur le côté ouvert est dressé un bûcher rectangulaire en pierres. Il est fait pour y cuire des chèvres lors des sacrifices. Chaque chef de famille doit sacrifier au moins une fois par an une chèvre en l’honneur des dieux et des ancêtres. C’est à cet endroit, entre montagne et bois, que les bergers apportent les fromages – car les femmes sont ‘impures’ pour causes menstruelles ; elles les feraient ‘tourner’, selon les croyances d’ici. Le lieu sert aux grandes fêtes du solstice d’hiver et tous les hommes des villages de la vallée s’y réunissent. Le gavroche à la frimousse boueuse qui nous accompagne nous parle, nous montre les signes – mais ne sourit jamais. Il est le seul enfant de ce pays que je n’ai pas vu sourire au moins une fois. De retour auprès des femmes, nous tentons de leur vanter le lieu magique et les sculptures grandioses, mais elles n’en croient pas un mot.
Sur la rivière, deux ou trois adolescents très jeunes ont retroussé le bas de leur kamiz pour décoincer les troncs flottés et les diriger vers l’aval, et vers le village. Mais le bois résiste sur le fond hérissé de rochers et l’eau bouillonnante trempe les gamins jusqu’au ventre. Elle est glacée et il faut être né ici pour n’en avoir cure.
Nous revenons à notre village de Rumbur pour grimper aussitôt sur l’une des pentes – très raide – parmi les maisons de bois. Une ’salle de danse’ bétonnée et couverte d’un toit domine le village et la rivière. Elle présente un beau point de vue sur la vallée et la musique doit résonner loin lorsque le soir est venu. En contrebas, des ouvriers montent les poutres pour bâtir une maison neuve. Au loin, dans un coude de la rivière, deux garçons se baignent ; ils ont gardé leur pantalon. Nous redescendons dans un bois de chêne vert, en longeant un canal d’irrigation. Dans la pente est installé un cimetière avec – seul exemplaire restant en place – un totem funéraire en bois dressé contre un arbre, comme ceux que nous avons vus au musée de Peschawar. Les yeux perpendiculaires aux pupilles rondes rapportées, le nez droit comme le nasal d’un casque croisé, un poignard à la ceinture, c’est un mâle prêt pour l’au-delà kailash, héritier de l’ancienne religion védique. Une courte pause à l’ombre d’une terrasse de maison : nous croyons le pique-nique arrivé. Pas question, ce n’est qu’une pause pour commenter le résultat des élections ; nous sommes dans la maison qui a gagné.