Pochette : Youri Gralak
Texte : Frédéric & Sylvain
Nous tentons aujourd'hui, avec un
nouveau rédacteur, Frédéric, un exercice critique pour nous inédit : l'analyse des paroles d'une chanson, auxquelles nous accordons le statut de texte littéraire. Il ne s'agit pas
d'en donner « le » sens, mais de permettre à chacun de reconstituer son propre mille-feuille. D'autres sont en préparation (This Charming Man et The Killing
Moon), sans que nous renoncions à nos articles consacrés aux albums. Simplement, nous vous proposons ici de commencer par l'écoute :
L'air de bossa, la voix française, possèdent pour un anglophone un caractère de romantisme. Mais l'ambiguïté ne
tarde pas, avec ce « she talks as she undresses » (une prostituée, qui parle pendant qu'elle se déshabille ? ou juste la fille sympa,
« nature »... ?)
« pennies in a stream », ce sont les pièces porte-bonheur qu'on jette dans les rivières (« stream » = courant, cours d'eau - mais aussi « pennies in
a stream », c'est l'argent dépensé pour aboutir à ... une chaude-pisse, a « stream » !) Là encore, l'hypothèse « pure » et son contraire fusionnent sur
un seul mot.
« love songs unrequited » : « les chansons d'amour composées pour (te) séduire , mais qui n'entraînent pas de réciprocité ». Cela peut concerner l'amour
tarifé, réduit à une transaction, mais aussi l'amour fou, platonique, que la chanson la mieux troussée ne saurait acheter.
« all the dicks you slighted... » signifie : tous les crétins que tu as ignorés, repoussés (« dick » a un double-sens !), et c'est toute
cette vie-là (« ... are at your door ») qui reste à la porte. L'hypothèse même de la femme perçue comme une prostituée, doit rester à la porte.C'est pourquoi le narrateur semble se livrer à un débat intérieur, et finira par dire : « En tout cas, s'il y a bien
une chose qui ne peut être discutée, c'est que l'amour emporte tout. »
« I won't erase your teenage writings from my wall where you wrote : Love is All » : à prendre au sens propre (gribouillis sur un mur de chambre), ou métaphorique
(souvenir d'amours adolescentes, d'émoi, de promesses, ou encore : « je me souviens de nous adolescents, et cette fièvre, je ne veux pas l'effacer de ma mémoire, à présent que nous
sommes adultes »).
Avec ce refrain, surtout, s'opère un glissement. Dans un simple débat sur l'amour, animé par la question sempiternelle du regard masculin, s'introduit un élément nouveau : l'élément
temporel. Le combat devient : l'amour qui emporte tout / le temps qui emporte l'amour.Lui
seul, ce temps qui a passé, éclaire d'un jour tendre la formule-titre : « she belongs to all ». Parce que le temps passe, il est bon, souhaitable, miraculeux, qu'elle
« appartienne à tout ».Hypothèse : « elle est partout dans ma vie, elle
appartient à tout ce qui fait ma vie, car son souvenir (ou mon amour pour elle, qui résiste au temps) est très présent encore ».Elle est omnisciente, elle peut jouer tous les rôles, capable de parler quand elle se déshabille, et capable de donner de
l'amour juste en se taisant, « quand rien ne peut être dit ».
« where others see the mother of another child, I still see your eyes ablaze and wild, outside your faculty » : « le temps n'a pas effacé l'amour, je te vois encore telle que tu étais dans la passion, les yeux fiévreux,
« sauvages », sans retenue aucune, comme une femme, pas uniquement comme une mère ainsi que les autres te voient, ou bien ainsi qu'ils considèrent leur propre
femme ».« even in the grey, solar energy is transmitted » - cf
Romeo and Juliet, où Roméo compare Juliette à la fille du soleil, qui éclipse la lune envieuse, parce que cette dernière est malade et pâle, alors qu'elle-même n'est que
lumière.Donc : très belle déclaration d'amour à une femme connue adolescente, qui a mûri, est
devenue mère, tout en gardant son éclat, sa présence lumineuse, sa sensualité aux yeux de Stephen Duffy (apparemment plus attaché aux beautés juvéniles, et surpris d'en retrouver la permanence au
sein d'une beauté maternelle). Entre-temps, le quotidien ne fut que « béquilles (crutches) et addictions » diverses.
A moins...
... à moins que ce ne soit ce souvenir adolescent, qui n'ait été que béquille et addiction.Tout le
texte s'enveloppe alors d'une nouvelle ambiguïté, après la phase solaire où était dépassée la contradiction homme-femme. Cet amour aux accents sincères (« you wrote love is
all, you meant it, you know you did ») n'a pas débouché sur une histoire durable. Le « where others see the mother of another child, I still see your eyes
ablaze », signifie peut-être tout simplement que là où les autres voient une mère (l'image réelle), le narrateur immature continue de vouloir voir l'image de la jeune fille. Mais où est
la jeune fille ? Elle est dans le mur, là où s'inscrivirent les mots doux, les promesses. « L'amour est tout, je te jure monsieur », très suave au demeurant, c'est
peut-être le plus beau pipeau qu'il ait jamais entendu, Stephen Duffy. Son redoublement en français serait la note amère, l'éloignement ultime, presque un « Qu'est-ce que c'est,
'dégueulasse' ? » de godardienne mémoire... (et pourquoi ce grésillement, ce son différent du reste de la chanson... ? On dirait un extrait de
film...)
La bossa nova porte en elle sa propre nostalgie, mélange de manque et de désir, de sensualité et de tristesse : manque futur du désir déjà passé ; désir présent (et trouble) du manque à
venir. Le mouvement de la bossa (« vague »), au moment même où il se déploie, s'est déjà perdu. Si l'amour est « tout », alors il peut aussi être double. La chanson de Duffy
observe un flux et un reflux (du sens, du sentiment).