Le narrateur, ami, proche, on ne le sait pas trop mais c'est cela qui est bien, raconte le parcours d'un réfugié sino-vietnamien de Saïgon au Canada.
Saïgon, la belle, Saïgon la vivante, la colorée avec ses marchés, ses maîtres de thé, son faste, son histoire. Saïgon, la belle qui chute sous les coups de butoir d'une armée révolutionnaire, Saïgon laissée à elle-même par une armée étrangère qui plie bagage dans le désordre d'une fuite, celle de la défaite idéologique.
Saïgon, une famille esseulée depuis le départ, en réalité l'arrestation, du chef de famille, un jeune garçon renvoyé de l'école et pris sous son aile par son maître de thé, Maître Wou. Un apprentissage de la vie, de la cruauté du monde comme de sa beauté, au gré des séances de dégustation de thés, de leçons de calligraphie et de mandarin. La vie difficile de ceux qui ont tout perdu, de ceux dont on s'écarte afin de ne pas être contaminé par leur disgrâce. La vie cahotante de celui qui veut partir et qui chaque jour s'entraîne afin de s'aguerrir. La nage dans le bassin chloré est le point de départ d'une fuite organisée secrètement. Long et difficile est le temps de la préparation, à l'image des épreuves qu'il faudra affronter au cours d'un dangereux périple vers la liberté "Fleedom".
Que dire de ce roman, construit comme un long poème, sinon qu'il est magnifique! L'écriture, fluide, onirique où les silences sont autant de cris ou de pleurs sur une vie qui ne sera plus, sur un monde que le réfugié se doit d'oublier pour trouver la force de continuer.
Le lecteur suit le narrateur qui a choisi le "tu" pour conter cette douloureuse et magnifique histoire: distance et proximité intime du "tu" un peu déstabilisateur au début puis indissociable du chant triste et beau d'un adieu au pays.
Oh, qu'il fut saisissant de beauté et d'émotion, le passage où le héron, impérial au milieu du marais gluant de boue, traversé par les exilés volontaires d'une dictature insupportable, regarde plein de sagesse le jeune homme en fuite, comme le faisait son maître de thé....celui-là même qui lui offrit, une peinture chinoise représentant un héron qui s'envole! Le maître et l'élève se rencontrant au-delà des contingences matérielles, ultime encouragement du premier pour que le second triomphe de l'épreuve. Le thé, la douleur, la peur et le ravissement en une scène d'une acuité et d'une intense émotion.
C'est avec une tendresse presque amoureuse que Jobidon relate le parcours initiatique de son héros, ce héros ordinaire qui connaîtra un destin extraordinaire: le lecteur est transporté dans un élan poétique d'une étrange beauté, au rythme lent de la poésie du texte, parsemé de silences invitant à une pause méditative où les flaveurs d'une tasse de thé exacerbe les sensations.
"La route des petits matins" est celle empruntée par ceux qui décident un jour que le joug d'un pouvoir est insupportable et que le fuir, à ses risques et périls, est encore préférable à cette lente mort des corps et des esprits. Un récit qui chante, doucement, subtilement le courage, l'opiniâtreté, la faculté d'adaptation des réfugiés: ils quittent leur pays pour un ailleurs dans lequel ils vont devoir apprivoiser pour pouvoir s'y fondre malgré les différences absolues de culture et de climat!
Une très belle découverte grâce à Alice qui sait dénicher de véritables perles chez nos cousins québécois!
Les avis de Karine Phil Alice Les Rats de bibliotèque Voir (Montréal)