Côte ouest, le long des grands pacifiques, ses vagues, ses jeunes filles que le soleil vient lécher du côté de Venice, ses rollers bodybuildés, ses joggeurs informes, sa vie, solaire, douce, voluptueuse, côte ouest, le long des grands pacifiques, plus au-dessus, là, à San Francisco, ses hippies débraillés, hirsutes, ni blonds ni sculpturaux, ses groupes, son acid rock, son San Francisco Sound, le label d’une coolitude musicale. Une nouvelle écriture rock s’invente entre les périmètres de Haight et d’Ashbury, portée par des héros magnifiques, Big Brother & the Holding Company & Janis Joplin herself, Grateful Dead et Jefferson Airplane en tête. Une autre formation compte dans le cœur des rockeurs, de ces amoureux transis de six cordes : Quicksilver Messenger Service qui deviendra moins légendaire pourtant que son merveilleux guitariste, John Cipollina, magicien au piqué si identifiable. Ils sont les maîtres d’une nouvelle révolution, peut-être même les véritables maires de la ville. Parce qu’ils ont voulu perpétuer le son west coast, Gary Yoder, Dehner Patten, Joseph Damrell, Christopher Lockheed décident de former un groupe, comme tant d’autres jeunes hippies de l’époque. Nous sommes en 1968, ils crèchent encore à L.A. mais s’envolent pour Frisco, là où la déferlante du rock psyché a surgi. Choix décisif. Ils optent pour un nom sans y ajouter le traditionnel « The », trois lettres énigmatiques en forme de palindrome : KAK. Ils signent rapidement chez Epic et s’enferment en studio pour enregistrer leur premier opus. Qui sortira en 1969. Époque charnière, c’est l’année de Woodstock, la fin du psychédélisme, la migration des hippies vers les communautés rurales de Laurel Canyon, on joue alors le folk et la country des origines, l’acide rock se « dissout » dans le rêve californien. Mais qu’importe, KAK s’apprête à parachever la révolution. 9 titres seulement, pas la peine de palabrer comme le font beaucoup de groupes aujourd’hui, il faut faire court, et fort. La force viendra des compositions ciselées de Yoder, ancrées dans le blues, et du jeu diamantaire de Patten. Dès les premières secondes parfaitement emballées dans une production cristalline, sans falbalas, tout est dit, l’intensité est palpable, dixit HCO 97658, Everything’s Changing et Electric Sailor. Le feu couve encore à Frisco, l’acide brûle les doigts et la langue, pas seulement parce qu’on le manipule religieusement avant de l’avaler mais sa grammaire sonique a encore des choses à dire et quelles citations plus éclatantes que ces trois premiers morceaux. « Merde, la drogue fait de plus en plus effet, je suis speed » doit se dire en lui-même le guitariste ou l’ingénieur du son ou les deux ou tous les freaks qui gravitent ce jour-là dans le studio. « Faut redescendre un peu, gérer la montée, faire durer le plaisir », I’ve Got Time, « oui nous avons le temps » et quel remède au tumulte intérieur serait plus efficace qu’un glissendo country. « Cool, mec ». Flowing By enchaîne alors sur une balade presque baroque, est-ce un clavecin que l’on perçoit, bon trêve de branlette angliche, Bryte ‘N’ Clear Day renvoie les chemises à jabot aux oubliettes de la pop d’outre manche. Et avec la sincérité du blues. Rythmique galopante qui vous laisse éreinté dès que la musique prend fin. « Reprendre des forces, retrouver son calme, réduire les battements du cœur ». Trieulogy s’en charge, longue épopée qui commence comme un Sergio Leone avec des guitares aux riffs panoramiques, cisaillant l’espace. Première partie de ce triptyque californien qui n’a rien à voir avec ceux de l’école flamande. Elle s’éternise cette première partie, elle semble cacher quelque chose, cela dit elle s’appelle Golgotha et vu l’immensité de la montagne, du mythe, la Bible, la crucifixion, cette lugubre litanie ne peut annoncer rien de bon. Enfin, pour les bouffeurs de best of, écumeurs de rayon de la Grande Distribution. Pour les autres, les geeks, cette lente montée électrique le long de votre cortex est la meilleure nouvelle de la journée. Mirage, début de la deuxième partie dans un magma solaire de wah wah aussi salvateur qu’un point d’eau en plein désert. Là aussi, cette tranquillité semble suspecte, quoique sublime, réconfortante mais KAK nous a habitué à tant de folie et elle arrive, à la quatrième minute et la vingt septième seconde, solo splendide qui rejoue la partition de la pleureuse, wah wah faisant ses wah wah wouh dans les canyons. Fin de l’acte, le troisième commence sur un mid tempo joué à la guitare acoustique, Rain fait pleuvoir les lignes de basse comme pour nous envelopper après tant d’émotion, trip cool, quasi funky, c’est bon, Yoder chante magnifiquement, solo final complètement moelleux, presque jazzy. Ouh. Lemonaide Kid, blues planant sur fond de sitar, discret, de tablas caressés, normal ce sont des tablas, est le parfait baume à cette ébouriffante démonstration d’électricité débridée. Un blues lumineux, stellaire qui n’est pas sans rappeler les premières minutes de Parthenogenesis de Canned Heat. Le trip classieux, une forme d’ode américaine qui renvoie à la symétrie magique de la pochette, le lettrage penché, le soleil qui s’endort sous la terre, le groupe jouant en plein désert en second plan, un des membres au premier plan, bras tendus comme pour célébrer un quelconque rituel païen, hommage à la nature, à la poussière, le tout encadré de structures minérales comme seul Max Ernst savait les peindre, lui aussi avait découvert ce pays dénudé, sublime, psychique, ce bout d’état long de milliers de kilomètres, la Californie. Tout cela est raconté dans le merveilleux et unique album de KAK, la musique semble s’arrêter, mon papier aussi. Il est temps. Je suis en paix. C’est la crise, mais je m’en fous.