Imaginez que vous êtes en expédition dans la jungle amazonienne. Vous décidez de faire étape dans un village des environs pour la nuit. Malheureusement, vous vous rendez compte en y arrivant que vous tombez particulièrement mal. Un groupe armé, qui souhaite en faire son quartier général, vient de rassembler toute la population sur la place centrale, et s’apprête à passer les 200 habitants par les armes. Dans cette histoire, vous êtes quelqu’un de très célèbre (libre à vous de choisir pourquoi). Tellement célèbre que le chef du groupe armé vous connait. Il vous admire beaucoup, et souhaite vous honorer. Il décide donc de gracier les habitants du village en votre nom. Sauf que bien sûr il y a un « mais ». Comme l’honneur qui vous est fait ne saurait d'après lui être réel sans cela, il les graciera tous mais à l’exception de deux que vous aurez le « privilège » de choisir et d’abattre vous-même.
Mince.
Vous êtes seul et sans armes : vous ne pouvez pas reprendre le village, même avec l’aide des habitants. Mais il vous reste quand même un choix. Vous, vous n’êtes pas prisonnier. Vous êtes donc libre de refuser ces conditions et de partir. Mais bien sûr, si vous partez, ils fusilleront tout le monde comme prévu…
Vraiment mince.
Que faites-vous?
Probablement, avant toute autre chose, vous allez profondément hésiter. Cette histoire, inventée par le philosophe anglais Bernard Williams dans un livre intitulé 'Utilitarianism: For and Against' , nous met face à l’une de nos tensions internes. Dans notre vie morale, nous voulons souvent –et avec de bonnes raisons !- une chose et son contraire. Ça s'appelle un dilemme. Ici, nous voulons sauver le plus de monde possible. Quoi de plus honorable ? Sauf que nous voulons bien sûr aussi ne tuer personne. Ou plus généralement, ne pas transgresser des règles qui nous semblent importantes.
Cette tension, c’est une manière de comprendre le référendum sur la modification de la LStup qui sera du coup soumise au peuple le 30. La Suisse autorise, en dernier recours, la prescription d'héroïne à certains toxicomanes qui ne peuvent échapper d'une autre manière à un milieu toxique qui maintien leur dépendance. Le texte sur lequel nous voterons dimanche comporte plusieurs aspects, mais c'est celui-ci qui 'fâche' le plus. En fait si l'on garde l'analogie avec l'histoire du village, le référendum se base sur le choix de partir. De 'garder les mains propres'. Donc de s’abstenir à tout prix d’offrir la prescription d’héroïne, une alternative jugée ici criminelle, à qui que ce soit.
Si le sujet vous intéresse, je vous recommande vivement la lecture de l’excellent article de fond paru lundi dans Le Temps, ainsi que la lettre de lecteur de ce jeudi 20 novembre, mais surtout de la remarquable thèse d’une collègue, intitulée 'Les enjeux éthiques des programmes de prescription médicalisée d'héroïne'. Pour ceux qui ont peu de temps, un résumé de certains enjeux se trouve ici, mais malheureusement il faut aller manuellement à la page 5. Car ce sujet est semé de malentendus. On peut passer de la désapprobation de l’addiction (qui met à peu près tout le monde d’accord) à la désapprobation morale des drogués (toujours d’accord ?), à leur 'prise en charge' sur le mode de la punition (et là ?), sans même nous en rendre compte. C’est la logique du drogué comme délinquant plutôt que comme malade. Alors qu’il est tellement évident que la question n’est pas si simple. Car si la première prise est un choix, l’addiction est….la limitation du choix. Sans l’être totalement puisque certains s’en sortent. Mais quoi qu’il en soit, punir une personne dont la responsabilité est limitée par le refus de soigner son problème de santé est disproportionné. Mais entre les deux la responsabilité navigue en eaux troubles et nous nous encoublons dans nos raisonnements. Ce qui n’est absolument pas trouble, par contre, c’est l’échec des traitements par la seule abstinence, si ils sont la seule option.
On est donc effectivement (un peu) dans la situation du début : va-t-on choisir de faire le plus de bien, ou (toute proportion gardée) de s’abstenir plutôt que de se 'salir les mains', même un tant soit peu, pour nos semblables ?
De l’autre côté, on a comme dans notre histoire amazonienne la volonté d’aider, à tout prix, même des patients comme l’une des miennes il y a quelques années. A 40 ans, dans les couloirs d’un hôpital où son âge tranchait avec celui d’autres patients, elle vacillait péniblement du haut de ses 40 kilos. Exiger d’elle l’abstinence après des années de galère ? Peut-être. Mais l’exiger d’elle comme unique alternative, alors qu’on sait qu’elle échouera presque certainement? Quelle hypocrisie…
D'ailleurs ce serait aller contre toute la politique suisse en matière de contrôle de stupéfiants et d'aide aux victimes depuis bientôt 20 ans.
Stupéfiant, finalement ce référendum ne l’est pas. Dans un dilemme de ce type, on a une sacrée tendance à trouver meilleure l’alternative qu’on voit le moins bien. Normal : la plus proche est la plus visible, et donc la plus visiblement désagréable. Or, entre les scènes ouvertes de la drogue démantelées dans les années 90 et le regain du dogme de l’abstinence qui a mené au référendum de ce dimanche, que de chemin parcouru! Aujourd’hui, à moins de les chercher activement, les personnes détruites par l’héroïne de rue sont presque invisibles. Leur offrir un cadre où elles trouvent une substance sûre sans devoir recourir à la criminalité, mais aussi des soins médicaux, un ancrage, et peut-être la stabilité si nécessaire à prendre les forces de s’en sortir…tout cela reste crucial, mais le besoin se fait moins remarquer. On pourrait donc avoir tendance à l’oublier, à choisir l’autre option, à partir, à laisser souffrir et mourir.
Raison de plus de ne pas nous voiler la face : allons voter, et acceptons la modification de la loi sur les stupéfiants.