Un chirurgien, qui a fait don d'un de ses reins à son épouse en 2001, demande qu'elle le lui rende ou lui verse plusieurs millions de dollars.
Bon, elle l'aurait trompé, et c'est elle qui aurait demandé le divorce. En plus les négociations de garde parentale seraient dures. Des circonstances où bien des gens se fâchent en effet. Et avancent même des choses absurdes pour négocier.
Mais au delà du côté vaudeville-fiction, cette histoire touche et questionne. Donner un rein, c'est un des exemples de générosité altruiste par excellence. Mais pourquoi est-on généreux? En l'occurrence, le mari fâché déclare que sa première priorité était de sauver la vie de sa femme, mais que comme ses problèmes de santé pesaient sur leur mariage, il était content de pouvoir en même temps améliorer la situation de leur couple. Altruiste? Égoïste? Généreux? Pragmatique? Éthique ou pas éthique? Un peu de tout ça? Cette histoire illustre bien à quel point ces catégories peuvent être simplistes.
Parce que finalement, le mariage est un petit peu censé être un terreau fertile à ce qu'un terme technique appelle l'altruisme réciproque. En termes biologiques, l'altruisme réciproque c'est une 'aide proposée à perte et sans condition par chacun des organismes, et créant un bénéfice commun'. On relève aussi 'qu'un geste altruiste qui coûte trop en l'absence de bénéfice fini par disparaître' A chacun de juger selon ses causes de disputes à quel point ce calcul peut être précis...
Tout ce que l'on fait au nom des liens qui nous unissent avec d'autres humains (espèce sociale oblige), peut être à la fois généreux et dans notre propre intérêt. Du coup on a tendance à être plus généreux avec nos proches. Moment d'honnêteté totale: je donnerais un organe à un membre de ma famille, si c'était nécessaire, ou à d'autres personnes très proche, mais à un passant? Malgré des exceptions retentissantes (qui pour certains représentaient d'autres intérêts), et qui suscitent une de ces discussions de bioéthique moins connues, la plupart des gens ne le feraient pas. J'en fais partie. Si vous avez besoin d'un rein et que je ne vous connais pas, ne m'appelez pas. Prétendre le contraire serait hypocrite.
Ce qu'on fait au nom d'un lien, parce qu'on aime quelqu'un, parce que son intérêt fait partie du notre, est parfois très difficile à distinguer de ce que l'on fait parce qu'on s'y sent forcé par quelqu'un d'autre. C'est là une des difficultés à protéger la liberté des donneurs vivants d'organes; une des difficultés classiques de l'éthique clinique. Pour les personnes intéressées, il y a des commentaires sur ce point ici, ici, et ici. Mais on voit aussi du coup à quel point c'est dur aussi pour cela quand un lien se coupe. On ne divorce pas d'avec ses parents, sa fratrie, sa descendance, mais on divorce assez souvent d'avec son conjoint.
Et l'altruisme réciproque n'est qu'un exemple parmi d'autres. Même des expressions comme 'je ne pourrai plus me regarder dans le miroir si je fais ça' montrent à quel point une forme de considération pour notre intérêt est au cœur-même de ce que nous considérons comme le plus moral en nous. Et comment en serait-il autrement? Un monde où notre souci de nous et notre souci d'autrui serait complètement séparé, eh bien il serait bien différent, et sans doute pas en bien.
En fait, c'est l'opposition de ces deux catégories qu'il faut revoir. Ou alors l'idée que quelque chose que je fais dans mon propre intérêt aussi, est forcément égoïste. Pas au sens moral en tout cas. De plus en plus, il s'avère que pour les membres de l'espèce interdépendante que nous sommes, une bonne dose d'altruisme fait partie de notre intérêt bien pensé. Cela vous rappelle quelque chose? Pour Adam Smith, 'nous n'attendons pas notre dîner de la bienveillance du boucher ou de celle du marchand de vin (...) mais de la considérations qu'ils ont de leur propre intérêt'. Et bien ici c'est l'autre face de la pièce, le contraire qui est aussi vrai. Il se trouve que nous nous portons mieux, donc que nous servons mieux notre propre intérêt, si nous collaborons avec d'autres, donc si nous tenons compte d'eux, si nous sommes honnêtes et donc fiables, ou du moins si nous en avons la réputation.
Mais il se trouve que faire semblant est une stratégie coûteuse, donc pas toujours intéressante même si l'on est cynique.
Cette interface entre ce que l'on fait pour soi et ce que l'on fait pour d'autres, une équipe de chercheurs dirigés par Ernst Fehr à l'Université de Zurich s'y penche avec des résultats fascinants dont certains ont été résumés récemment par la TSR (la vidéo est ici). Non seulement le fair-play joue un rôle d'autant plus important que le contexte fait compter la coopération entre individus, mais nous sommes prêts à nous mettre à mal nous-même pour pouvoir exercer la punition altruiste: dépenser quelque chose pour punir ceux qui pourraient contribuer, mais choisissent de profiter sans le faire.
C'est donc toutes les idées qui isolent trop nettement ce que l'on fait pour soi et ce que l'on fait pour d'autres qu'il faut revoir. L'homo oeconomicus des théories classique est un exemple. Il y en a d'autres.