Un homme politique véreux provoque un accident de la route mortel. Sa voiture ayant été identifiée par un témoin, il demande à Eyüp, son chauffeur, d’endosser la responsabilité de l’accident et d’aller à sa place en prison, en échange d’une forte somme d’argent. Eyüp accepte, et ce faisant, met en marche le processus de lente destruction de sa cellule familiale – le père, la mère, le fils aîné -, déjà ébranlée par un drame, la mort du plus jeune fils. Adultère, mensonges, jalousie et vieilles rancoeurs, soigneusement enfouis jusque là, vont faire voler en éclats l’unité de cette famille et les conduire à l’irréparable…
La trame du nouveau film de Nuri Bilge Ceylan évoque volontiers celle d’un film noir classique, mais ce n’est évidemment pas ce qui intéresse le cinéaste de Uzak et Les Climats. L’intrigue n’est qu’un prétexte pour aborder, en digne héritier, le thème de l’incommunicabilité entre les êtres, cette fois par le biais de la famille et des non-dits qui l’empoisonnent. Le titre, Les trois singes, fait référence à la vieille fable des Trois singes de la sagesse. Il y a celui qui ne voit pas, celui qui n’entend pas et celui qui ne parle pas. Un peu comme dans le film de Nuri Bilge Ceylan. Les protagonistes refusent de voir ou d’entendre la vérité. Ou d’en parler, à l’instar du fils aîné, qui tait l’adultère de sa mère. Un réflexe de protection, mais aussi une véritable gangrène qui peu à peu, ronge des personnages devenus incapables de communiquer les uns avec les autres, étrangers les uns aux autres.
A cette dimension humaine, récurrente dans l’œuvre de Ceylan, s’ajoute une critique masquée de la société turque. Le cinéaste parle déjà d’argent, cet argent - symbole de l’ultralibéralisme - qui corrompt tout, qui gangrène tout, qui permet d’acheter jusqu’à la dignité humaine et qui, ici, passe de main en main comme une malédiction. Il parle aussi de pouvoir, qui permet à des individus pourris, corrompus jusqu’à la moelle, de rester libres de leurs actes et de continuer à dominer d’autres individus plus modestes. Il parle enfin des mutations de son pays, menacé par certaines scories du modernisme et plombé par les traditions (le fantôme du jeune fils peut être vu comme le symbole d’un passé qui empêche les protagonistes d’aller de l’avant), et où les individus ne parviennent pas à s’épanouir pleinement, victimes de sexisme, de différences de classe ou de manque de perspectives d’avenir…
Le fond est intéressant, le script, séduisant, mais qu’en est-il de la forme ? Eh bien comme toujours, le cinéaste turc compose des plans superbes, cadrés avec une précision extrême. Il livre un travail encore plus abouti en terme de texture d’image, de saturation et de couleurs (des gris et des ocres qui conviennent parfaitement à cet univers très noir). Sa mise en scène magnifie les gros plans, joue subtilement sur la profondeur de champ. Bref, l’auteur n’a pas volé son prix de la mise en scène à Cannes, en mai dernier.
Cependant, le film est plombé par son rythme beaucoup trop contemplatif (Ceylan, c’est lent…). Cette lenteur fait certes partie intégrante de son style et du pouvoir de fascination que peut exercer son cinéma. Elle n’était pas gênante dans Uzak, puisqu’elle accompagnait pleinement l’univers mental du personnage principal et qu’elle était allégée par des pointes d’humour bienvenues. Elle pouvait aussi passer, mais à la limite, dans Les climats, œuvre assumant pleinement son côté abstrait. . Mais ici, elle empêche d’adhérer à une histoire où la narration a son importance et beaucoup de plans sont inutilement étirés, jusqu’à l’ennui.
Finalement, Les trois singes parait moins abouti que les deux titres précédemment cités. Dommage, car le film ne manque pas de qualités, ni dans sa mise en scène, ni dans son interprétation… A vrai dire, il y a plus de talent dans cette oeuvre que dans la grande majorité de films sortis sur nos écrans depuis le début de l’année. Mais il vaut parfois mieux une bonne série B décomplexée qu’une œuvre magistrale rendue inaccessible par excès d’ambition… Les cinéphiles avertis pourront toutefois, fort heureusement, y trouver leur compte. Le grand public, lui, se tournera vers d’autres œuvres plus populaires…
Note :