Dans Le Figaro, Max Gallo donne une vision de cette "crise" mise en perspective par un historien. Intéressant qu'un type dont on dit qu'il est très conservateur (et sarkozyste) énonce de telles choses :
La Crise n'est qu'un symptôme
Crise : comment ce petit mot, usé et vague, pourrait-il permettre de définir ce qui nous emporte de manière accélérée depuis la chute de la banque Lehmann Brothers le 15 septembre 2008 ? Quand on précise - crise bancaire, financière, cyclique, économique, sociale, politique - on cerne mieux un aspect de la réalité. Mais on masque alors les liens, les concomitances, les interactions qui créent la globalité d'un phénomène. Et d'autres termes - récession, dépression - comportent aussi ce risque de réduction. Tenir un brin ce n'est pas saisir le sens de la tapisserie.
En fait, cette difficulté à nommer ce que nous subissons révèle notre incapacité à comprendre et même notre refus de voir. Dire « crise », c'est s'enfoncer la tête dans le sable des habitudes afin, dans notre peur, de se rassurer.
Or il s'agit d'un mouvement historique de longue durée qui provoque la fin d'un monde et révolutionnera nos manières de penser et de vivre. Nous avons encore le cœur et l'esprit dans « l'Ancien Régime » qui a façonné nos comportements. C'est une vraie révolution qui déferle. Et personne, aucun plan gouvernemental, ne peut fixer son terme, ni quel type de société elle produira. Et la condition première pour tenter de la canaliser afin d'en éviter les conséquences les plus meurtrières, c'est de prendre conscience de sa nature, de la situer dans une perspective historique. Car ce qui se passe - la « crise » - n'est que le symptôme de la mue qui est à l'œuvre - un changement de repères, de valeurs, de mode de penser et de produire, de croire et d'aimer - et dont l'histoire dans sa longue durée, nous fournit quelques exemples.
Il faut évoquer la fin étirée de l'Antiquité esclavagiste et de son Empire romain, la naissance lente des féodalités, d'une économie marchande et des monarchies au cours du Moyen Âge. La plus proche de cette transformation est celle qui, à compter du XVIe siècle, met en place une domination partielle du monde par les nations européennes (Espagne, Portugal, Angleterre, Provinces-Unies, France), la création d'un « marché », d'un « grand commerce » capitaliste. Les conséquences politiques et sociales de cette « mue » seront portées à l'incandescence par la Révolution française. On y affirme à la fois les droits de l'homme, le droit de propriété et la souveraineté des nations. L'Angleterre de Victoria sera la clé de voûte de cette première mondialisation. Autour d'elle s'organise le monde.
Ce système - politique, financier, industriel, impérialiste, blanc -, c'est notre grande et flamboyante seconde moitié du XXe siècle. Mais il commence à se fissurer dès le début du XXe siècle au moment où son triomphe paraît absolu. La Première Guerre mondiale, la révolution russe le font chanceler. Ne revisitons pas ces années proches qui ne se terminent que dans les années 1980-1990. Notons seulement que les guerres - leurs destructions et leurs massacres - ont accompagné les « crises » et permis à cette organisation du monde de les surmonter - que serait le New Deal sans le redémarrage de l'armement en 1939-1940 ? - et de s'étendre à tout l'espace terrestre.
Mais le monde par là même est fini. Les hommes prolifèrent, « maîtres et possesseurs » d'une nature qu'ils saccagent et épuisent. Les nouvelles technologies - l'énergie nucléaire et son pouvoir de détruire toute l'humanité, les missiles intercontinentaux, le réseau de transport, les communications instantanées - matérialisent cette globalisation dont les États-Unis sont le visage.
En même temps l'individu échappe aux contraintes et aux valeurs de son groupe d'origine. Il devient par nécessité ou par choix, migrant, nomade. Cet individualisme est porteur des valeurs de liberté, de démocratie. Mais conjugué aux délitements des traditions, des principes d'autorité, du sens des responsabilités et du partage, il rend le gouvernement des sociétés complexes difficile. Des « paradis » existent où toute régulation est impossible. La faiblesse du politique génère l'hubris des banquiers et des actionnaires qu'aucun sens de la solidarité, et même de la charité, ne retient. C'est la « crise » qui en bout de chaîne retrouve, s'aggrave par le social, l'impuissance du politique. Le cercle vicieux s'est refermé.
Un monde qui paraissait éternel - brève séquence du XIXe siècle orgueilleux, prolongée par les illusions des vingt dernières années du XXe siècle, fin de la guerre froide - s'effondre. Les ébauches de gouvernement mondial - ONU, OMC, FMI, Unesco, G8 - sont fragiles. Et notre Atlantide s'engloutit pan après pan. Les puissances émergentes revendiquent toute leur place. Les populations migrent. Les identités changent. Les hommes se mêlent, s'interconnectent et jamais ils n'ont été aussi démunis et seuls. Ils se recroquevillent par communautés. L'angoisse - celle qui imprégnait l'Antiquité tardive et le haut Moyen Âge - la nostalgie, (« Celui qui n'a pas connu l'Ancien Régime ne saura jamais ce qu'est la douleur de vivre » murmurait Talleyrand) le désespoir, la révolte, la rage (les Enragés de 1793 !) peuvent saisir des « multitudes » qui voient s'effondrer leur manière de vivre. Et dans l'histoire des hommes, les guerres ont accompagné ces longues périodes de mue.
Pauvres fous, ceux qui, en ces temps incertains et dangereux, en appellent aux violences de la rue !
Certes il n'y a rien d'inéluctable. Et la surprise est la seule loi de l'Histoire parce qu'elle exprime - c'est mon postulat - la liberté créatrice de chaque homme. On doit donc tout faire pour lutter contre la « crise », colmater les brèches, empêcher la panique, organiser les solidarités, en appeler aux valeurs de civilisation qui devraient unir les hommes face à cette mutation en cours. Mais la mue s'opérera. On ne l'humanisera pas en ayant recours aux solutions des années 1930, 1960, 1990, du XXe siècle. Pour agir efficacement il faut savoir que la « crise » n'est que le symptôme de l'un de ces grands changements du monde qui font l'histoire des hommes.
(c) Le Figaro, Max Gallo