Début novembre, il prévoyait : “je ne partirai probablement pas avant le printemps”. Un mois plus tard, encore hésitant, il annonçait : “j’irai peut-être passer un an en Irlande à partir du 24 février”. Quelques jours après, il me dit résolument : “le départ a été fixé au 1er février, il est possible que j’y reste deux ans”. En moins d’une minute, une phrase et un billet d’avion, je vois le temps qu’il nous reste disparaître… L’image est mauvaise mais elle s’incruste dans ma tête à clichés : une large route pour nous deux qui diminue par pans entiers, un horizon infini de projet englouti par un brouillard étouffant… Je réagis avec mon mauvais sens caractéristique : j’ai peur de le perdre dans les bras d’une belle Irlandaise donc je lui fais croire qu’il pourrait me perdre ; je sais qu’il est obligé de saisir cette occasion, pourtant ma tristesse ressemble à un reproche ; je devrais le rassurer et l’encourager mais, en colère contre moi de ne pas y parvenir, c’est à lui que je lance sèchement “bonne nuit” – clic de l’interrupteur – avant de rabattre la couette sur moi comme je claquerais une porte.
D’ailleurs le silence qui suit ressemble à une porte, vitrée et coupante, entre nos dos raidis par la nervosité ; je dois la faire éclater avant d’être asphyxiée. Après une longue hésitation, j’effleure sa nuque en l’interrogeant timidement : “tu ne dors pas… ?” Il expire tellement lourdement que sa réponse est un soupir “non, toi non plus on dirait. On parle ?” Je chuchote “oui” imperceptiblement, sous le crissement des draps tandis qu’il se retourne. “Bon, ce qui est sûr c’est que tu ne veux pas que je parte. Moi je croyais que tu comprenais.” “Je comprends, mais… On peut comprendre une situation sans l’accepter facilement, la vie serait beaucoup plus simple sinon.” J’ajoute sincèrement : “enfin je suis désolée, j’avais décidé de ne pas me comporter de cette manière là”. En caressant mes cheveux avec une régularité apaisante, il se met à créer des mirages : “si j’ai ma bourse et que je reste deux ans, j’aurais largement assez pour nous faire vivre tous les deux, tu pourrais me rejoindre dans quelques mois. Si je ne l’obtiens pas, je ne resterai qu’un an et en rentrant je trouverai un poste dans la région. J’aurais économisé suffisamment pour nous acheter une maison…” Bercée par la tendresse de ses gestes et de sa voix, je m’endors au creux de ses bras en suivant les trajectoires des rêves qu’il nous construit.
Durant l’essentiel de la nuit, je suis au sommet d’un immense escalier raide et vertical, à tel point que les marches semblent être dessinées ; autour de moi, je ne vois que du vide, jusqu’à ce que je le distingue en bas. Il me fait signe de le rejoindre mais je m’aperçois que je suis paralysée, incapable de descendre ces interminables marches qui tanguent dés que j’essaie de bouger. Pendant le bref instant qui précède mon réveil, je songe : “j’ai le vertige alors que je ne l’ai jamais éprouvé dans la réalité donc ce n’est qu’un rêve”. J’ouvre les paupières sous son regard inquiet “tu t’agitais… Tu faisais un cauchemar ?” Je lui raconte l’escalier vertigineux, ainsi je réalise que si les chemins qu’il a projetés la veille n’ont pas disparu dans la nuit, il m’est difficile de m’y inclure malgré tout…
Comment fais-tu pour être confiant ? Je ne lui pose cette question que télépathiquement, mais d’une certaine manière il y répond quand, les yeux rougis après m’avoir étreint en répétant “ces hanches, ce cul, cette voix, ces mots, tu vas tellement me manquer toute entière”, il me confie : “c’est rassurant d’être aimé, tu ne trouves pas ? Si je n’étais pas certain que tu m’aimes vraiment fort, je ne pourrais pas partir tu sais.” Silencieusement, je me répète plusieurs fois “si je n’étais pas certain que tu m’aimes vraiment fort, je ne pourrais pas partir tu sais”. Puis j’aspire à mon tour son désir, la chaleur humide de ces lèvres, ce corps tant qu’il est encore tangible jusqu’à me sentir rassasiée par son amour… Si je n’étais pas certaine que tu m’aimes, je ne pourrais pas te laisser partir, désormais je le sais.
Ensuite, résignée, j’assiste à la succession des journées désespérément rapides, dans l’ombre du dernier instant inéluctable, mais sans oublier de collectionner avec une joie plus ou moins puisée dans l’alcool et les étreintes : le soleil glacé de janvier – les rayons comme des gouttes dorées sur sa peau à travers les arbres dégarnis du parc – les confidences rassurantes, des contes prémonitoires qui se finissent bien : tu verras il sera une fois…
En bouclant sa valise, en cet inévitable 1er février, il me demande : “est-ce que je prends mon jeu de clés ?” Je m’écris “oui bien sûr !” précipitamment. Un instant plus tard je souris, amusée par ma propre bêtise : évidemment que les clés de mon appartement lui seront nécessaires quand il sera à des milliers de kilomètres de chez moi ! Mais je me sens pourtant rassurée en le voyant les glisser dans la poche intérieure de son blouson, celle qui est protégée par une fermeture éclair. Dehors, le ciel s’est tapissé de nuages… “Là, Dieu ne s’est pas contenté de fumer un paquet de Gitanes, à mon avis ils sont complètement stoned là haut.” J’espère qu’il ne perçoit pas le tremblement dans mon rire, pendant que nous rejoignons la navette Lyon Part-Dieu–Aéroport Saint-Exupéry ; derniers serrements de nos chairs tristement maladroites… Je pars sans avoir vu l’avion décoller, ni même l’autocar démarrer ; je dis bêtement “bye” comme lorsque je m’en vais le matin en sachant que je le retrouverai le soir ; je pars sans me retourner quand il est encore sur le même trottoir que moi ; je pars sans l’avoir vu partir. Dans la soirée je m’en voudrais d’avoir été trop lâche pour l’accompagner jusqu’au bout.
Au retour, je m’accroche aux reflets sans y penser : les nuages dans la flaque d’eau, la fixité des maisons dans le fleuve aujourd’hui… jusqu’à ce que cette profondeur trompeuse me rappelle le vide autour de l’escalier, lui si lointain ; il me semble que j’ai secoué irrépressiblement la tête pour briser mes pensées négatives, car mon voisin me jette un rapide coup d’œil. Dans son téléphone portable, il susurre : “je t’aime mon bébé d’amour, je te fais des caresses tout partout mon petit cœur chéri”, alors je me rends compte que lui et moi n’avons jamais usés de ce babillage amoureux, de la voix en sucre glace et des surnoms affectueux, à part en les surjouant pour s’en moquer… Paradoxalement, dans le même temps, l’intensité réciproque de nos sentiments m’apparaît comme une évidence revigorante.
J’allume la lumière avant de m’apercevoir qu’il fait encore suffisamment jour pour s’en passer, mais je ne l’éteins pas. J’entrouvre la fenêtre qui n’absorbera jamais la fumée épaisse que je recrache jour et nuit. Je m’assois sur le canapé pour poser machinalement mon portable grisé par la cendre sur mes genoux. En voulant ouvrir ma messagerie électronique, je tombe sur la sienne qu’il a oublié de fermer avant de partir. Si cette situation s’était produite il y a trois ans, pendant la “version bêta de notre relation” comme il dit, j’aurais probablement été tentée de fouiller dans son courrier. Cette fois-ci, je constate seulement que certains mails sont surlignés de rouge : les miens, uniquement les miens, immédiatement visibles, alors je souris en me déconnectant de son compte.
Des ordres s’enchaînent les uns aux autres d’une manière automatique : ce silence est pesant, il faudrait que je mette de la musique ; je devrais jeter les verres et les bouteilles vides entassés sur et sous la table, ceux de notre nuit presque blanche ; ce serait bien de ranger les vêtements qu’il a laissés (”comme ça je pourrais venir avec une valise vide à remplir la prochaine fois”)… Mais je ne parviens pas à entreprendre la moindre activité. Au bout de deux heures, saisie par ma passivité, je constate que j’ai l’air d’attendre quelque chose d’indéfinissable, lorsque le téléphone me sort de ma léthargie. De l’autre côté de la France, ma mère veut savoir : “il est parti alors ?”. “Oui cet après-midi.” “A quelle heure ?” Je me demande vaguement quel intérêt ce détail peut avoir, mais je réponds machinalement : “à 15 h 33 environ”. Je comprends que la précision de l’heure ne s’accorde pas avec le mot “environ”, je ne me reprends pas. Ma langue aussi doit être engourdie : parler me fatigue. Après un bref silence, la voix de ma mère se fait caressante : “tu n’as pas le cœur trop lourd ? Pas trop le cafard ?” Absente, je lui dis : “ça va, je crois que je ne réalise pas encore en fait”. Je repose mal le combiné qui tombe sur mes pieds sans me faire sursauter ni déclencher le moindre réflexe nerveux ; je retourne me replacer sur le canapé, au même endroit que précédemment.
Je remarque que le téléphone est resté par terre ; qu’il y a des voix dans la rue ; qu’il fait nuit dehors ; que toutes mes cigarettes gisent, tordues, dans un cendrier qui ne peut plus les contenir… Les informations extérieures passent, fantomatiques. La dernière d’entre elles me fait réagir un petit peu : il est tard, demain mon réveil sonne tôt. Je rejoins mon lit mécaniquement. Malgré un manque de sommeil à noter dans le livre des records, je cherche en vain Morphée. Mes jambes s’agitent sans raison, le bras sous ma tête est inconfortable, à croire que même mes membres se sentent amputés de sa présence. Je me rassois, ouvre la fenêtre sur l’air givré, roule péniblement une cigarette en me servant d’un papier collé par la vodka et d’un tabac beaucoup trop sec, aspire une bouffée qui pique la gorge, la rejette sur le lampadaire qui m’éblouit. Je me dis : le principal problème, finalement, sera de ne pas oublier de vivre quand il n’est pas là.