Mise en miroir de deux textes sur la poésie, le premier de Pierre Jean Jouve, le second de James Sacré.
De La Poésie
Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte
à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits
ou obliques, tous les autres arts de l’homme. Faire veut dire : enfanter,
donner l’être, produire ce qui, antérieurement à l’acte, n’était pas. Mais
l’esprit qui formule une réalité si fondamentale ne peut s’empêcher de la
contredire, par une nuance opposée ; sans doute parce que, comme l’amour, la
Poésie est soumise à une secrète indiscrétion. La Poésie, qui est pour les uns
la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose la plus
décriée.
La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par
tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple
convention de cour ou de salon, c’est que, comme tout acte « inventeur », elle
est très rare.
La Poésie est l’expression des hauteurs du langage.
Elle ne repose pas sur un nombre d’éléments sensibles comme la Musique.
Embrassant par l’image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel,
l’univers- elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et
touchant une quantité incertaine du réel.
Univers : l’extérieur comme l’intérieur, la pensée comme la rêverie et tout
l’instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.
La Poésie est établie sur le mot ; sur la tension organisée entre les mots,
c’est le « chant » ; sur les mystères de l’association des idées et des
colorations, entre souvenirs, émotions et désirs, provoquées par les mots ; et
enfin, j’oserai dire, sur le pouvoir occulte du mot de créer la chose.
En sorte qu’il n’y a pas poésie s’il n’y a pas absolue création, et que, tout
autour de cette création comme un nimbe permanent, le mystère doit demeurer.
Création et mystère forment le trésor de la Poésie.
Il est juste de voir la Musique comme une équation de
sentiments. Il faut alors considérer la Poésie comme un corps organique du
sens. Cette construction presque biologique de significations nouvelles, créées
par la force originale d’un esprit, obtient la beauté par des voies nombreuses,
diverses, mais obscures. Le trésor n’est pas déterminé, n’est pas dénombré, et
ne peut l’être. Une Poésie est irréductible à une autre Poésie, tandis que
toutes atteignent à une sphère remarquablement commune.
La technique du vers est indistincte, au sens précis de ce terme. On ne la
saisit pas, elle n’est pas universelle, elle ne peut être enseignée ; « l’art
poétique » c’est une discipline. Les règles de prosodie ne représentent, à
travers les temps, que des manières transitoires, des jalons relatifs à une
langue, qui ne se transpose jamais réellement en une langue voisine.
Création, mystère, beauté, et enracinement dans la terre.
Pierre Jean Jouve, En miroir, journal sans date inŒuvre, T. II, Mercure de France, 1987, pp.1055-1056.
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Par prose et par vers, à travers l’Italie. Poèmes inédits.
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Dire d’une page d’écriture qu’elle est en prose ou qu’elle
est en vers c’est comme noter à propos d’une porte qu’elle est verte ou bleue.
On ne sait pas si la porte est belle ou pas, si c’en est une en vieilles
planches mal jointes pour clore un jardin, ou si elle s’orne par exemple d’un
beau panneau de pierre avec des formes d’entrelacs fleuris, qui la magnifie
dans la surface nue d’un grand mur. Si tu t’éloignes un peu, tu finis
d’ailleurs par ne plus savoir si elle est verte ou bleue…et serait-elle rouge,
vue de plus loin encore elle n’est bientôt plus qu’une tache sombre sans
couleur.
Page en prose ou en vers, ça ne dit pas dans un cas comme dans l’autre s’il
s’agit d’un poème ou d’une recette de cuisine. Tout le monde sait cela depuis
longtemps…On se demande bien pourquoi des gens, écrivains, critiques ou quidam,
s’obstinent encore à vouloir penser ce que serait la différence entre prose et
poésie. Comme si la prose était tout ce qui n’est pas poésie en supposant qu’un
poème c’est d’abord (sinon seulement) ce qui s’écrit en vers. Or un poème ça
peut aussi bien être bleu que vert, ça ressemble autant à la vieille porte qui
ferme pas bien d’un chiotte au fond de jardin qu’à celle avec des voussures
sculptées d’une église romane en Bas-Poitou.
La question de la différence entre prose et vers, une différence qui tend à
s’effacer dès qu’on la pense un peu, n’est pas pertinente (faudra-t-il le
répéter longtemps ?) pour essayer de préciser ce qu’est la poésie.
Quelle question d’ailleurs se pose-t-on quand on se demande ce qu’est la poésie
? Clamer qu’on en écrit (ou qu’on n’en écrit plus, ou qu’on en écrit autrement
que jusqu’à maintenant) c’est sans doute une façon (la seule qu’on ait ?) de
répondre à cette question. Une question qui n’a peut-être pas de sens.
James Sacré, revue Autre Sud, décembre 2004, p.12.
Contribution d’Angèle Paoli