« Revenir moins propre et plus content »:
à propos de Le barrage des Trois Gorges
de Jean Esponde
« Les petites choses, notées, deviennent plus
importantes. »
(František Listopad)
Il revient parfois à un livre, rarement, de réussir la tâche
difficile de porter à la fois une parole (c’est son rôle, en principe, comme
livre -
de l’adresser à un lecteur) et la « vie », c’est-à-dire d’offrir, en
même temps qu’il lit, au lecteur la possibilité et la capacité de voir ou de
respirer « au-dehors » ; d’équilibrer le texte, en quelque
façon, par son dehors, en donnant au lecteur à éprouver tout le goût du
partage. Le barrage des Trois Gorges
réussit ce pari-là, offrant à son lecteur une traversée en apparence
pointilliste de la Chine, « à hauteur d’homme ». Déplaçant la
question de l’épopée, qui aurait pourtant ici sa place, tant ce à quoi se
mesure l’humain dans le contexte décrit semble de nature à le broyer, oubliant
aussi pour le coup la question du « poète » chantant ou célébrant ce
qu’il voit ou encore le « surhumain » à venir, ou même la figure du « voyageur »
à inscrire dans un paysage, c’est sans la tentation d’un discours (qu’on
refuse), sans jugement autre que de sympathie et avec humour que Jean Esponde
nous engage, en étranger(s), à le suivre. Pas de point de vue surplombant,
donc : en revanche un parcours de l’espace et du temps, dans un subtil
dispositif qui cite et met à contribution et en résonance Li Po, Barthes,
Michaux, Segalen…
Par un même mouvement, nous voilà mis en branle, mis à la tâche, à nous salir
les mains et à nous alléger le cœur, heureux, véritablement, d’avoir suivi nos
guides (Segalen et Jean Esponde, en l’occurrence) jusqu’aux locomotives,
heureux par la lecture de nous en savoir revenus « moins propre[s] et plus
content[s] ».
La manière : un apparent émiettement au départ, un morcellement, une
accumulation, des juxtapositions, des collisions même (entre l’Afrique et la
Chine par exemple, entre des singularités dont le regard mesure la proximité en
même temps que la différence, la tache blanche de ces chèvres-ci et leur
absence sur ces chèvres-là), lesquelles correspondent à l’émiettement de la
perception, à l’impossibilité peut-être où se trouve l’humain, tout simplement,
dans « ce » monde, où qu’il soit, à extraire du tourbillon autre
chose que des notations parcellaires ou singulières, mais que le texte, patiemment,
ardemment, en nom propre, met en rapport. Conscient toutefois des limites qu’il
convient de mesurer : un regard singulier note ce qui le touche ;
aucune généralisation n’est possible, ni même souhaitable. Quant à l’exotisme,
c’est à chaque détail qu’il appartient, et ce détail pourrait bien être un
détail « d’ici » plutôt que « de là-bas », comme si le
texte nous apprenait à voir… et à dé-voir (à détricoter la trame, à briser le
prisme du guide touristique par exemple).
Il passe, en revanche, un fil à travers toutes ces strophes, un lien, une inflexion, un souffle doux, une idée de derrière. C’est, aussi étrange que cela puisse paraître, à une formule improbable en anglais d’aéroport qu’il revient tout à la fin de dire le mot, de le livrer comme un shibboleth, mot de passe et de passage - et de transmettre la formule, celle qui sous-tend le livre, en la tendant, par-dessus bord, à ses lecteurs : « If you believe me… » Injonction à la confiance, confiance établie par le livre et qu’il tente à présent de transmettre au dehors, elle m’apparaît personnellement comme l’expression la plus juste d’une relation « vraie », telle qu’on la souhaiterait entre les hommes…
Contribution de Pierre Drogi
Jean Esponde
le barrage des Trois Gorges
Atelier de l’Agneau, 2007, 14 € - sur le site Place des Libraires