Hommage à Agnès Varda III / Douce mémoire

Par Memoiredeurope @echternach

Ce n’est pas le hasard. Agnès Varda répondait ce matin à quelques questions de Laurence Garcia sur France Inter. Une heure cela permet d’entrer par effraction dans une vie, enfin… d’écarter les volets pour laisser passer un peu de lumière. La cinéaste se trouvait dans sa salle de montage, rue Daguerre, comme tous les jours. Elle était agréable, attentive. Enfin juste ce qu’il faut. Comme quelqu’un qui aimerait retourner travailler, mais qui doit bien accepter qu’un film soit soutenu par quelques interviews et qui sait qu’elle va répéter les choses dites. Mais en même temps, elle précise qu’elle souhaite que ses paroles ne soient pas déformées ou interprétées. « Ce n’est pas le genre de la maison » lui précise la journaliste qui remplace, le temps d’une grossesse, la délicieuse Rebecca Manzoni. En effet, les portraits sensibles qui se succèdent depuis plus d’un an sous le titre d’eclectik sont délicieusement décalés, dans une approche faussement naïve, de part et d’autre.

Celui-ci avait par contre quelque chose de sérieux. Laurence Garcia n’avait par ailleurs qu’à puiser dans le film où la voix d’Agnès conduit fermement le fil et justifie les choix, sans trop passer sous silence les rebuts. On ne peut pas tout dire dans le temps d’un film. L’effet du collage, quand il est réussi, dirais-je, met en effet un peu de liant là où subsistent les choses tues.

Pourquoi grave ? Parce que d’emblée, il était question de la mémoire. Celle qui flanche, celle qui fait défaut, celle qui s’écoule dans l’espace ouvert des trous de mémoire. Celle d’une vieille dame.

Je fais un film pour les petits-enfants, dit-elle encore. Je la comprends, même si j’ai du mal à dire la même chose aujourd’hui, mais j’aurai bien quelques petits enfants si je patiente autant qu’Agnès. Et puis elle ajoute encore à propos de ceux-ci. Ils ont vu le film, mais ils n’ont rien dit. Ou plutôt ils ont dit : c’est bien. Et leurs copains qui trouvent qu’ils ont une drôle de grand-mère, enfin pas ordinaire, on dit aussi c’est bien.

Il est important de dire, de raconter, pendant qu’il est encore temps. Là encore je la comprends bien. Je m’en veux tellement de n’avoir jamais vraiment interrogé mon arrière-grand-mère. Mais j’étais vraiment trop petit. Pourtant j’avais dix ans quand elle s’en est allée. Elle était née en 1860. C’est aujourd’hui que je me rends compte. Si j’avais compris à ce moment là pourquoi elle me parlait des Prussiens, j’aurais sans doute beaucoup plus appris sur la vie quotidienne dans une ferme boulangerie de la Brie, du temps où Alexandre Dumas terminait ses derniers romans. Pour tous, dans cette campagne là, le temps s’est accéléré entre la guerre de Napoléon III et celle de Clemenceau. Il a pris encore plus de vitesse, il  a même pris tout le monde de vitesse, entre le premier et le second grand conflit mondial. Heureusement pour elle, elle n’a perdu aucun autre membre de sa famille proche dans la dernière guerre qu’elle ait connue.

Ses plages à elle, étaient ses jardins.

J’ai toujours à côté de moi le négatif d’un cliché de 1953. Un peu comme Renoir devant ses nymphéas, elle se dresse sur un fond d’iris et de seringats en s’appuyant sur son râteau et en regardant bien dans les yeux le photographe, mon père. Je m’avise que dans le langage des fleurs, le seringat est le symbole de la mémoire. C’est tout dire ! Et j’ai tant d’autres photographies de ce jardin, à toutes saisons.

Agnès dit…je vais continuer mon montage et puis je photographierai mon arbre. Je le photographie à toutes les saisons. C’est un peu un geste machinal mais il n’y a finalement pas de petites choses. Bien entendu l’arbre en question figure dans le film, et la cour, et les ateliers qui se sont mis en place, rue Daguerre, là où se trouvent les éditions ciné Tamaris, là où elle a vécu avec Jacques, y figurent aussi. Un arbre, comme un portrait des Daguerréotypes, ceux qu’elle a faits en 1974-75 de ses voisins, du n° 70 au numéro 90, précise-t-elle. Et elle étend du sable dans la rue pour que la plage arrive jusque dans son quartier. Et elle arrête la circulation des bateaux sur la Seine, pour naviguer à Paris, comme à Sète.

C’est un autoportrait. Celui de quelqu’un qui a eu une grande chance ; celle de rencontrer des êtres étranges, des êtres exceptionnels, des comédiens tous réunis au meilleur moment, d’avoir été reporter à Cuba et en Chine quand l’illusion communiste était encore vivante, d’être la veuve – elle appuie sur le mot en se plaignant qu’il y ait si peu de place consacrée aux veuves, alors qu’elles sont si nombreuses – d’un autre créateur. Toutes ces chances, ces petits bonheurs, ces drames, la rapprochent de nous, même si nous n’avons pas regardé Jean Vilar travailler à Avignon en 1946, ou Castro exalter une nation en 1963.

C’est un portrait qui dévoile beaucoup. Qui parle de la manière dont chaque visage capturé, chaque fleur ramassée, chaque coquillage glané servent à construire un monde. Mais qui fait un pas de plus par rapport à tous les films précédents en évoquant la maladie, les difficultés d’un couple, l’amour fou, la nudité des corps qui se désirent, l’inexorable ravage du SIDA. Tous les visages, de tous les âges sont là ensemble. A cet âge où elle se dit qu’elle peut dire encore plus. Non pas parce que cela n’a plus d’importance, mais justement parce que c’est bien plus essentiel.

Alors est-ce obscène ? Oui, bien entendu, obscène, comme tous ces témoignages que nous pensons anonymes et que nous laissons sans pudeur sur des espaces ouverts à nos proches, puis à leurs amis, puis au monde entier, dans des sites communautaires ou dans des journaux intimes qui se parent du nom de blogs. Comme un film pour des petits-enfants, mais qui s’envole dans l’univers et qui peut choquer.

Il y a deux ans, quand j’étais dans le premier bilan de ce que je venais de publier depuis l’été sur ce site du monde, je m’étais déjà interrogé sur l’impudeur qui m’avait amené là. « Après un certain nombre d’années de parcours, les faits qu’on a côtoyés ou qu’on a eu à connaître, entrent dans les pages des livres d’histoire. » Avais-je écrit, en constatant que l’accélération de l’information avait détruit ce phénomène de lente digestion, en cercles concentriques : le récit de la vie commune, en famille, puis le témoignage des moments rares, pour des amis, puis les fondements d’une communauté, dans un livre qui pousse le temps et la mémoire dans ses retranchements.

Tout cela disparu, aux dépends de la nouvelle qui efface la précédente.

Je me suis donc réfugié aujourd’hui dans un commentaire qui n’est de l’histoire que dans la mesure où j’ai la chance, moi aussi, d’avoir rencontré des êtres exceptionnels et des situations singulières. Voyager et lire, regarder et écrire, donnent cette possibilité là. J’allais dire, cette liberté là. Qui n’est pas de l’obscénité, juste de l’impudeur historique.

Il nous faut une douce mémoire. J’en suis persuadé. Une mémoire que nous donnons, comme un filet de trempolino sur lequel nous pourrons encore sauter quelque temps en tenant nos enfants et nos amis par la main.

Dis-moi c’était comment en 68 ?