La rétrospective des travaux de Sophie Ristelhueber au Jeu de Paume (jusqu’au 22 mars; vidéo ici, dossier ici) parle de blessures et de cicatrices, du mal qu’on fait aux corps et aux terres, et des traces indélébiles qui en subsistent.
Les images de corps recousus sont brutales, monumentales (Every One #14, 1994). Mais plus que la photographie brute, c’est sa mise en scène dans la vidéo Fatigues (2008) qui contraint le spectateur à se repositionner : sur cette image d’un dos blessé et recousu,
on est d’abord perplexe en voyant un minuscule insecte se promener sur la peau. Un instant après une femme en chaussettes entre dans le champ et on comprend alors que nous voyons là une photographie posée au sol (dans un fort beau lieu, d’ailleurs, la Fondation Hartung-Bergman à Antibes), une représentation de ce corps sur laquelle un autre corps va se déplacer. C’est une belle entrée en matière pour mieux saisir l’abîme des jeux de représentation de cette photographe issue du nouveau roman. Dans la même vidéo, accompagnée d’un bruit de vent violent tel qu’on peut l’imaginer aux franges du désert mésopotamien, la caméra parcourt une vue d’une palmeraie calcinée en Irak aux troncs mutilés par le feu (Irak, 2001), puis, en reculant, elle nous montre, là encore, cette photographie appuyée à un mur sous une fenêtre par laquelle on voit la pinède provençale. Comment passe-t-on d’une image à l’autre, d’une réalité à une autre ? Sur une démarche parallèle, la série Eleven Blow-Ups (2006) montre des cratères résultant de l’explosion de voitures piégées en Irak, avec l’asphalte qui s’avale dans ces trous béants. Ces photos sont collées au mur entre les baies donnant sur les Tuileries. Ce sont des images de photographes irakiens fournies à Reuters, et retravaillées par Sophie Ristelhueber qui, cette fois, n’est pas allée sur le terrain, mais a marié ces images avec d’autres, prises précédemment par elle, pour en faire un vrai-faux cratère. Pendant la 1ère guerre d’Irak, Sophie Ristelhueber a photographié d’avion les traces laissées au sol par la bataille : cicatrices, élevage de poussière, perte d’échelle (Fait, 1992). La fresque murale qui en résulte occupe une salle entière et dit bien mieux la réalité de cette blessure de la terre que mille mots militants ou guerriers. Enfin, la série la plus tragique et la plus emblématique est WB (2005; ici #98) qui montre la violence d’une occupation avec une frappante économie de discours : dans un paysage bucolique, des routes barrées par des tas de cailloux, rien de plus, un passage impossible, un territoire coupé, morcelé, occupé. WB c’est la Cisjordanie et les photos montrent les barrages érigés par les colons et par l’armée israélienne pour empêcher la circulation des Palestiniens sur leur terre. Là encore Sophie Ristelhueber montre sobrement des blessures; peut-on savoir si elles cicatriseront ? D’autres travaux moins ‘guerriers’ de Sophie Ristelhueber sont aussi présentés là, photos nostalgiques de sa maison de famille, liste de noms de localités du Var égrenée par Michel Piccoli, film sur le Vercors, et parodie d’une vente aux enchères de l’année 1999 : si sa démarche analytique et conceptuelle s’y retrouve, ces pièces n’ont pas la force tragique de celles qui nous montrent les blessures des corps et des terres. Ainsi de L’air est à tout le monde I (1997).Le Jeu de Paume montre aussi des oeuvres de Mario Garcia Torres, dont j’attendais beaucoup après son exposition chez Kadist, où j’avais aimé l’humour et la re-visite de l’art conceptuel. Rien de tel ici, une approche décousue, désordonnée et sans grand intérêt : décevant.
Sophie Ristelhueber étant représentée par l’ADAGP, les visuels seront retirés du blog à la fin de l’exposition. Toutes photos © Sophie Ristelhueber. Photos Every One et WB courtoisie du Jeu de Paume; autres photos par l’auteur.
P.S.: Mardi 3 février à 19h, visite de l’exposition avec l’artiste. Samedi 7 mars à 10h30, colloque avec Georges Didi-Huberman, Jacques Rancière et Sophie Ristelhueber sur la ‘position’.