Il y a dans la poésie, pas nécessairement chez les grands poètes,
pourvu que le ton soit juste, des moments qui sont comme le bruit du
torrent ou le rire d'Aglaé, des ouvertures ou des entrebâillements sur
un espace autre, qui ne serait pas un autre monde, mais notre monde
compris autrement. Ce qui rejoint la méditation de Musil sur ce qu'il
appelle l'autre état, " der andere Zustand ", qu'il rapproche plutôt de
l'état mystique, mais qui est aussi un état poétique : un état dans
lequel notre perception du monde est modifiée. Modifiée, naturellement,
dans un sens qui le rend plus habitable. C'est aussi ce que Rilke
appelle " l'Ouvert ", où les poètes, les anges, les bêtes aussi à leur
manière, circulent sans difficulté parce qu'il n'y a plus d'obstacle,
que la respiration est possible. Et je crois que toutes les oeuvres
poétiques véritables, et plus nettement encore les oeuvres musicales,
nous conduisent plus ou moins près de ce seuil.
Extrait d'un entretien de Philippe Jaccottet avec Monique Pétillon, paru dans le Monde des Livres, le 15 juillet 1994.