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Mariana Lafrance : "La photographie est pour moi un langage"

Par Titus @TitusFR
"La Petite Fumée", son blog devenu véritable portfolio, est un hommage éblouissant au Nord de l'Ontario (Canada) qui l'a vue grandir. En photographiant des recoins isolés ou en friche, la Nord-Ontarienne Mariana Lafrance est parvenue, tel l'alchimiste transformant le plomb en or, à sublimer des lieux à première vue dépourvus de beauté. Son travail, initié dans la ville de Sudbury où vivent ses parents, s'est peu à peu enrichi de nouveaux horizons. L'artiste, dont le travail a récemment fait l'objet d'un livre, "La Ville Invisible", prépare actuellement une grande exposition pour la Galerie du Nouvel-Ontario. Dans l'entretien qui suit, Mariana Lafrance revient sur ses premiers pas dans l'univers de la photo, et décrit les passions qui l'habitent.
7c35a5535e583664a2b7d0a42a3a152a.jpgAutoportrait de Mariana Lafrance.
Titus. Mariana, tu es originaire de l'Ile Manitoulin, dans le Nord de l'Ontario. Quels souvenirs gardes-tu de ton enfance là-bas, ainsi qu'à Hearst, où tu as également vécu ?

Nous vivions en campagne... J'ai des souvenirs de champs, de grange, d'une maison dans les arbres que mon père nous a bâtie, d'aventures dans la forêt derrière chez nous. L'hiver, on patinait sur l'étang derrière la grange. Idyllique? Peut-être. Adolescente, c'était loin d'être le paradis.
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J'ai vécu à Hearst seulement un an (à part mes deux ou trois toutes premières années). C'était vers la fin de mon secondaire. J'ai été très dépaysée. Je suis passée d'un milieu anglophone, isolé, mais quand même assez permissif, créatif... à un milieu francophone, aussi isolé, mais selon ma perception de l'époque, beaucoup plus classé "straight". C'était le règne de la motoneige, du hockey et des vêtements griffés.
Titus. Qu'est-ce qui t'a amenée à entreprendre des études de muséologie à l'université de Toronto ? Un intérêt marqué pour l'Histoire ?
Ce n'était pas l'Histoire du tout, mais un grand intérêt pour la création d'expositions. Ça me semblait être un métier créatif lié au savoir, à la communication, et à l'éducation, qui ont tous un certain attrait pour moi. Je m'intéressais surtout aux musées de science. En terminant mon bac (en sciences cognitives), j'ai vite réalisé que ce n'était pas assez pour trouver un emploi qui me satisferait. Je ne voulais pas continuer dans ce domaine... je ne partageais pas le point de vue de mes profs, selon lequel le cerveau est une machine et qu'on puisse réduire l'expérience humaine à des pulsations électriques de neurones. J'ai voulu changer de voie complètement, et j'ai pensé que le métier de muséologue pourrait me plaire.
52ceb21ddcbcbd34da5bfabc9a5f06bd.jpgMariana Lafrance vue par Hannah Johnston (cliché du 17 janvier 2009).

Titus. Te rappelles-tu du premier appareil photo qu'on t'a offert ? De tes premières photos ? Qu'est-ce qui a fait de toi une passionnée de la photo ?

Quand j'avais 12 ans environ, ma famille a reçu une visite de la photographe Louise Tanguay, qui est une amie d'enfance de mon père. Louise avait bien sûr son appareil avec elle, et ça m'avait impressionnée. C'était la première fois que j'ai compris que la photographie pouvait être autre chose que des portraits de famille et la documentation d'anniversaires et d'événements. Je me souviens qu'elle m'avait permis de prendre une ou deux photos... On était au bord de l'eau, il y avait une petite presqu'île au loin et, au bout, un phare. Je me souviens de l'image que j'ai vue et que j'ai voulu capter. L'été de mes 13 ou 14 ans, je me suis incrite à un cours de photographie au Manitoulin Summer School of the Arts. Mon père m'a confié son appareil photo. J'ai fait un rouleau avant que le cours commence, sur pellicule noir et blanc, après avoir lu quelques livres sur la composition. Je me souviens de deux photos de ce rouleau. Il y avait la maison de mes voisins avec des bottes de foin dans le champ au premier plan, cadré par du feuillage (comme j'avais vu dans les livres). L'autre, c'étaient deux marches d'escaliers dehors, de bois vieilli, sous lesquelles poussaient des myosotis au bout de petites brindilles.
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Dans le cours, j'ai appris la technique de base. Ça m'a permis de faire un peu de photo pour le journal local, tout au long de mon secondaire. Après, à l'université, j'ai fait beaucoup de chambre noire - couleur et noir et blanc. Je crois que c'est en tirant des photos couleur que je suis vraiment tombée amoureuse de la photo. Le soir, après ma première session de chambre noire couleur, j'ai eu une expérience de synesthésie... J'écoutais de la musique et, au lieu d'entendre les notes, je les voyais. Chacune avaient sa couleur, sa forme et son mouvement... J'avais tellement été absorbée par le visuel (et seulement le visuel !) cette journée-là !
Finalement, la photographie est devenue pour moi un langage. Et quel soulagement d'avoir le pouvoir de m'exprimer en images plutôt qu'en mots !
Titus. Je crois que dans ton parcours, le fait d'avoir vécu deux ans à Sudbury n'aura pas été anodin. Tu as en effet lancé un blog, "La petite fumée", sur lequel tu mettais chaque jour en ligne une photo de Sudbury... D'où venait cette idée ?
C'est une idée qui m'est venue lorsque je vivais à Toronto. Je suivais le travail du photoblogueur Sam Javanrouh du site Daily Dose of Imagery, qui était le plus connu des photoblogueurs torontois (et il y en avait une série... C'était tout un mouvement artistique). Le travail de Sam m'inspirait beaucoup : son regard, très centré sur la ville de Toronto - ses quartiers, ses édifices, son histoire, ses recoins. Ses visiteurs enrichissaient le site avec leurs propres anecdotes. J'aimais cette emphase mise sur les lieux, l'espace public, le bâti, le vécu.
Titus. Et un jour, tu t'es dit que Sudbury pourrait être un bel objet d'étude ?
Avant même que je décide de retourner à Sudbury, je rêvais de faire un projet semblable chez moi, dans le nord de l'Ontario. Et chaque fois que je visitais Sudbury (et ce n'était pas très rare car mes parents y vivaient depuis un certain temps), je m'épatais de voir cette ville mythique de mon enfance et je voulais capter son image. Sudbury avait gardé pour moi cette qualité de grande ville, avec ses graffitis, ses trains, ses édifices en briques à quatre étages, ses punks, et ses boutiques qui m'avaient tant impressionnée enfant, lors de voyages familiaux hors de l'Île. Même après avoir vécu à Ottawa, à Toronto, à Édimbourg. Même si Sudbury n'était plus la même ville qu'elle avait été... il y avait ce côté légendaire qui continuait à me faire rêver.
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Titus. Quels lieux photographiais-tu en priorité ?
Les lieux que je cherchais à photographier, un peu inconsciemment, étaient ceux qui témoignaient de l'urbanité de Sudbury... Le passage du temps, les traces humaines, l'empreinte de l'industrie et du commerce. Aussi, les traits architecturaux propres au nord de l'Ontario, que je ne peux énumérer ni décrire mais que je reconnais instantanément, instinctivement.
Titus. Et quel a été l'accueil du public ?
L'accueil du public a été très enthousiaste. À plusieurs reprises, on m'a fait remarquer qu'à travers mes photos, je faisais voir la beauté de la ville, là ou l'on n'en cherchait pas. Des fois, je rencontrais des gens sur la rue et ils me disaient qu'ils suivaient le blog et qu'ils avaient beaucoup apprécié une telle photo la semaine d'avant. Ou bien je recevais des suggestions de photos à prendre - genre, "va voir dans tel quartier à tel coin de rue, j'ai vu une photo à prendre". J'aime penser que les gens se sont mis, eux aussi, à mieux regarder leur ville.

Titus. Tu fais de très beaux portraits, mais on en trouve relativement peu dans le travail que tu as réalisé à Sudbury. Pourquoi ?
Un projet à la fois ! J'étais très concentrée sur le projet de La petite fumée et il me restait trop peu de ressources mentales pour développer d'autres projets. En plus, mes années à Sudbury ont été un temps plutôt solitaire, à l'image de mes balades photographiques dans la ville, les dimanches matin. Mais la photographie de personnages hibernait toujours dans mon esprit et je réussissais à en faire de temps à autre.
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Titus. La ville de Sudbury vient de célébrer ses 125 ans, et c'est ce qui a fait germer l'idée d'un ouvrage de textes et photos pour lui rendre hommage, le livre "La ville invisible", publié par Prise de Parole. Qui t'a approchée pour proposer de publier les photos de ton blog dans cet ouvrage ?
C'était premièrement l'idée de Jocelyne Landry-Altmann, conseillère municipale des quartiers que je photographiais. C'est elle qui a réuni quelques personnes-clefs autour d'une table. Les auteurs sont tous des gens qui vivent à Sudbury ou qui y ont passé la majorité de leur vie. Ils ont été choisis par l'équipe de travail... C'est un petit monde, tout le monde se connaît ou presque. Il s'agissait de Denise Truax (directrice de la maison d'édition Prise de Parole) et de Normand Renaud (écrivain et ancien animateur à Radio-Canada). Normand et Denise avaient à leur tour invité Michel Dallaire (écrivain et poète) et Guylaine Tousignant (écrivaine et poète également) à se joindre à nous. Tous des grands du milieu littéraire sudburois. Alors on avait là une équipe de rêve.

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Titus. Qu'as-tu pensé de ce projet de prime abord ?
Mon côté aventurière n'a pas hésité une seconde...

Titus. Le titre du livre est une allusion évidente à l'auteur franco-ontarien Patrice Desbiens, qui a publié un livre intitulé "L'homme invisible". Peux-tu nous expliquer ce choix de titre ?
"L'homme invisible" est une oeuvre purement bilingue, la première du genre. Les auteurs qui ont contribué à "La ville invisible" ont été mis au défi de créer des oeuvres bilingues eux aussi, alors voilà une source d'inspiration pour le titre. Le titre fait aussi allusion au fait que les images et les histoires montrent les côtés "invisibles" de la ville.
6e3907a09c496474d2f17a3eefebca9f.jpgAutoportrait de Mariana.
Titus. Au sujet de ton travail, l'auteur Normand Renaud, récemment interviewé par Radio Canada, évoquait ton "oeil magique, qui permet de dégager de la beauté dans des endroits qui en semblent dépourvus". N'est-ce pas là le plus beau compliment qu'on puisse faire à un photographe ?
C'est définitivement un des plus beaux compliments qu'on puisse faire à un photographe, et qu'il vienne de Normand Renaud le rend encore plus beau.

Titus. Pourquoi avoir surtout photographié des recoins désolés ou des lieux en friche ? Un peu de mélancolie ou un élan poétique ?
Élan poétique, tout à fait. Roger Léveillé, animateur d'une causerie autour de "La ville invisible" au Salon du livre du Grand Sudbury, l'année passée, a utilisé le terme japonais "wabi-sabi" pour décrire la sensibilité esthétique de ces photos, terme qui dénote la beauté "imparfaite, éphémère, et incomplète". Je ne crois pas qu'il a tort. Je ne vois pas de mélancolie dans les lieux que j'ai photographiés. Pour moi, ce sont des lieux enjoués, libres, pleins de possibilités, dénués d'artifices... Des façades sans façade.

Titus. Aimes-tu le résultat final ? Et qu'en ont pensé les Sudburois ?
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Je suis très satisfaite du résultat final. J'aime la variété de styles d'écriture. J'aime le mélange d'histoires et de poèmes. Je suis très fière d'avoir collaboré avec chacun des contributeurs. En plus, la qualité d'impression du livre est superbe. Au lancement du livre, à la librairie Grand ciel bleu à Sudbury, j'ai pu constater que les Sudburois aussi en sont fiers... Du moins, ceux qui étaient présents au lancement !

Titus. Tu résides aujourd'hui à Ottawa... La photographie occupe-t-elle toujours une grande partie de ta vie ?
1c0bae235c24c5b97d5638053f4bc63c.jpgAutoportrait de Mariana.
Oui, je réside à Ottawa où je travaille comme muséologue. La photographie occupe une place primordiale dans ma vie, mais, par petits souffles. Idéalement, dans le futur, je travaillerai dans le monde des musées à demi-temps ou à contrat, et le reste du temps, je le consacrerai à mes projets artistiques.

Titus. Le blog "La petite fumée" est toujours en ligne. Prévois-tu de le continuer avec des photos d'Ottawa ou préfères-tu y montrer uniquement des photos du Nord de l'Ontario ?

La petite fumée est toujours en ligne, mais ce n'est plus un blog. C'est devenu mon portfolio virtuel, et j'y présente mes nouveaux projets, au fur et à mesure que je les produis. Ces nouveaux projets ne se limitent pas au Nord de l'Ontario. J'ai commencé à photographier Ottawa, un peu, mais c'est une ville qui demande une tout autre lecture. Je suis beaucoup moins familière avec son histoire, et je ne m'identifie pas encore à elle. Alors mon instinct artistique dépend beaucoup plus sur l'esthétique et l'imaginaire.
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Titus. As-tu d'autres projets ?
Je prépare présentement une exposition à la Galerie du Nouvel-Ontario, à Sudbury, pour mai 2009. C'est un nouveau projet, des mises en scène photographiques. C'est mon plus grand projet à date, pour lequel je vais engager des comédiens, louer de l'équipement, etc. Je suis présentement au stade de recherche, que j'adore. Je lis Joseph Campbell et Guy Debord, en vue de developper un scénario. Je ne sais pas encore où je vais en venir et c'est excitant.
POUR EN SAVOIR PLUS
Le site en ligne de Mariana Lafrance.
Le podcast d'une interview de Mariana Lafrance par Radio Canada.
Un article de Jean-François Nadeau sur le travail de Mariana publié par le quotidien Le Devoir, à Montréal.
La librairie sudburoise Grand Ciel Bleu.
Les éditions franco-ontariennes Prise de Parole.
Le blog savoureux de Guylaine Tousignant, l'un des auteurs ayant contribué à l'ouvrage "La ville invisible".

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