Un Vrai Vol

Par Eric Mccomber
Je laisse mes choses sur le dossier de la chaise le temps d'aller chercher du fric au guichet. En quittant la terrasse, je commence déjà à me dire que merde, chuis con, si on me pique mon petit sac, j'ai plus de cartes, plus de passeport, plus de téléphone, plus de clés, plus de petit canif marrant acheté je ne sais plus où, du type qu'on ne retrouve jamais plus. Alors je presse le pas.
Je ne sais pas trop pourquoi, mais après avoir récupéré ma carte et les billets, il m'apparaît clair que je dois faire le tour du village par la rue du Pont Vieux pour retourner au café. Pas moyen de faire autrement. Il y a une logique. Alors je décide de courir, parce que je sue dans le cou, en pensant à mon petit sac de cuir.
Cependant, voilà, j'arrive à marcher vite, mais pas à courir. C'est pas que je sois essoufflé, c'est que je ne sais plus. Mes jambes ne bougent pas de manière normale. Je suis comme un gros bambin tentant d'apprendre la course. J'avance encore plus lentement qu'en marchant.
J'entreprends d'analyser ce qui ne va pas dans mes mouvements. Je me rends tout de suite compte que le problème vient du fait que mes orteils ne touchent pas tout à fait à terre. Mes talons sont retenus. C'est comme si je courais dans l'eau. Pire, on dirait qu'on me tire les pieds vers l'arrière… Ou même… Vers le haut… De plus en plus fort.
Je m'obstine à pouloper, mais j'ai l'air d'un vrai débile, en train d'effectuer une gigue grotesque, rappelant vaguement une danse de la pluie commise par un hippopotame dyslexique. J'insiste, convaincu qu'à la longue je me rappelerai comment on fait. Le phénomène empire à tel point que je ne touche plus du tout au sol. Quelque chose me renverse ! J'ai les jambes au dessus de la tête et ma tignasse balaie le trottoir .
Ah ! D'un seul coup, tout me revient. Je me souviens. Je redresse mon corps, je respire, je déploie mes épaules, je relaxe mon dos. Ça y est. Je cesse de lutter. Mais oui. Je n'ai qu'à vouloir aller ici, ou là. J'ai déjà su tout ça, il y a une infinité. Dans la nuit des temps.
Au début, mal assuré, je me donne des élans avec les paumes, sur les murs, sur les clôtures, puis contre les moulures de pierre des fenêtres et des corniches. Je file comme une étoile, à quinze mètres du macadam. Je réalise que je peux glisser ainsi silencieusement jusqu'à Bornéo, Buenos Aires ou Ankara. Je songe à mon petit sac de cuir sur la terrasse et je sens un apaisement fulgurant m'envahir. Aucune importance ! Je n'ai plus désormais ni désir ni besoin.© Éric McComber