Voilà bientôt plusieurs semaines que je rumine plus que je ne muris un billet consacré à la centralité de la valeur travail. Le courant Utopia, auquel je me suis rallié à l’occasion du congrès de Reims, a fait de la “fin de la centralité de la valeur travail” l’un des axes forts de son manifeste. A l’occasion des débats qui ont été organisés en amont du congrès, cette position a généré des réactions épidermiques. Toutes n’étaient pas fraternelles. J’ai encore en mémoire le sourire goguenard de certains camarades et quelques remarques peu amènes. Le sens du raccourci a souvent prévalu et beaucoup ont cru lire ou entendre que le courant appelait à la fin du travail ou bien encore, à la fin du salariat. Ce que le mouvement remet en cause n’est pas son existence mais son érection en valeur, et qui plus est, en valeur centrale.
La gauche est devenue poreuse à des valeurs qui figuraient habituellement sur les étendards de ses adversaires. Il en a été ainsi de la tricolorisation du discours de Ségolène ROYAL comme de ses doutes exprimés, a posteriori, sur le programme qu’elle avait en charge de porter. Sur l’héritage de mai 68, qu’il était question de solder, la timidité des réponses des socialistes, a pu être considérée comme l’expression de coupables regrets et la victoire de ceux qui, à gauche aussi, aspirent depuis longtemps à ce qu’on siffle la fin de la récréation.
La présence de Noah et d’Higelin, sur la scène de Chaletty, n’a pu dissiper le malentendu d’une gauche qui n’assume plus sa sympathie pour les cigales parce qu’elle a oublié de rappeler ce qu’il faut de temps, de courage, d’audace, de ténacité, d’amour de la belle ouvrage pour réjouir nos yeux et nos oreilles. Elle a oublié ce qu’il faut d’insoumission, de résistance aux conformismes, pour mieux soigner, juger, éduquer et ouvrir de nouveaux horizons dans tous les domaines. Est-ce une si grande provocation que de dire que notre société a moins besoin de fourmis soumises aux lois de la reproduction que de cigales ouvertes à l’imagination et à la création.
Refuser la centralité de la valeur travail, c’est pour beaucoup rejoindre le camp de fainéants, des fumistes et des perdants. Le mot même de travail semble toucher à la sacralité. Que de chemin parcouru, pourtant, depuis le XIIème siècle où ce mot - dont l’origine latine est “tripalium” : un instrument de torture - était utilisé pour évoquer les affres de l’accouchement et pendant des siècles encore, souffrances et peines.
Ensuite, et c’est toujours vrai aujourd’hui, le mot travail désigne aussi bien le processus que le résultat d’une action : Il/elle est actuellement au travail. Il/elle a fait un bon travail.
Quand on ne confond pas simplement le travail avec l’emploi, le métier, voire le salaire : il a un bon travail (Est-ce qu’il a un travail intéressant ? Est-ce qu’il perçoit un bon salaire ? Est-ce que je peux lui confier ma fille ?) !
Si on considère la définition suivante du travail : “la transformation de la nature par l’homme pour la satisfaction de ses besoins, sans que jamais la pensée ne soit séparée de l’action” - laquelle est plutôt récente et a évacué la notion de peine - je persiste à penser qu’il n’y a pas lieu d’en faire une valeur. En effet, la déforestation est bien une transformation de la nature pour la satisfaction de besoins identifiés par la pensée et atteinte par l’action. Elle répond bien à la définition du travail mais cette dernière concourt pourtant à la réduction de la couche d’ozone et à un désordre qui affectera les générations à venir. C’est la lutte des indiens et leur résistance aux lois du productivisme forestier qui me semblent porteuses des valeurs dont un parti de gauche doit défendre la centralité !
Dans le registre moral des valeurs, l’opposition entre le travail qui recouvrirait les activités professionnelles ou/et institutionnelles rémunérées ou indemnisées et le loisir qui recouvrirait les activités d’amateurisme, n’a pas lieu d’être.
On ne compte plus, dans les entreprises et les institutions, le nombre d’individus broyés par ce primat de la valeur travail. Combien de suicides ? Combien de dépressions ? Combien de fuites ? Moins dramatiquement, combien d’enfants à qui on ne raconte plus d’histoires, qu’on n’accompagne plus sur les terrains de sport, dont on n’assure plus soi-même le suivi des résultats scolaires, qu’on laisse aux bons soins de la nounou télé-console… Combien de solitudes destructurantes dues à une hypertrophie de la sphère professionnelle ?
Mon père supportait assez mal l’inactivité. Nous avions remarqué, mon frère et moi, que lui, homme discret s’il en était, remuait assez volontiers les casseroles quand nous avions décidé de faire la grasse matinée. Son frère Paul, qui admirait sa gentillesse et son abattage incroyable n’a jamais compris ni accepté qu’il se soit parfois et même souvent laissé “exploiter”. Un comble pour un gaulliste puis chiraquien de la première heure !!!
Le travail, fut-il bien fait, ne saurait à mon sens constituer une valeur. S’il est synonyme d’activité de transformation, il est une des composantes nécessaires de l’humanité. S’il est le produit de cette activité, sa valeur ne peut être établie qu’au regard de critères qui lui sont extérieurs et autour desquels n’existe, on le sait, aucun consensus.
Qu’il faille transpirer, voire souffrir, pour parvenir à s’acquitter correctement, d’une tâche est une évidence que les “utopiens” ne remettent pas en cause. Pour beaucoup, cette souffrance est compensée par des gratifications. La qualité de la production rejaillissant sur son auteur. Mais, que dire de tous ceux qui s’échinent à bien faire et qui n’y parviennent pas ? Que dire de tous les élèves à qui on reproche leur manque de travail quand on ignore l’étendue de leur peine et du temps perdu à ne pas aboutir, à décevoir et à perdre l’estime de soi ? Comme si on ne savait pas tous qu’il ne suffit pas de travailler pour réussir ?
Cette année beaucoup de personnes vont perdre leur emploi. Ce dont elles vont souffrir, ce ne sera pas de manquer de travail, d’activité, c’est de manquer des moyens nécessaires à la famille, c’est de manquer d’une image positive, c’est d’intégrer l’idée qu’elles sont coupables, qu’elles ont failli… L’activité suppose de l’énergie et certains n’en ont plus. Plus que le travail, ce sont les travailleurs et les conditions d’exercice du travail qui doivent continuer à polariser notre action.
Nos vies valent mieux et plus que ce que nous produisons.