Malraux cinéaste voyait dans un camion hérissé de baïonnettes le symbole du siècle. Avec Hyvernaud, c’est un tout autre carrosse qui nous est réservé : le wagon à vaches. Les vaches, c’est nous, c’est l’homme, empêtré dans de petites lâchetés, et qui, lentement, s’enfonce dans la boue noire de sa salauderie originelle. D’ordinaire, la vache, elle paît paisible dans son pré vert. Le ruminant hyvernaldien, lui, est en rupture de pacage, mais à plein dans les fils électriques. Sorti à coups de trique de son sofa herbeux, il besogne son rafistolage. On est donc là, dans le wagon, sardines sans huile, tassés, guettant le filet d’air glacé, en route pour on ne sait où… À l’arrivée, ce sera le gros baiser d’un mandrin en plein front, la mort.
C’est la « suite » de « La Peau et les os » ; la vie de l’après-guerre, la vie médiocre de gens médiocres ; le désenchantement poussé à son paroxysme. Une longue complainte humaine bouleversante. Mais un livre publié trop tôt (1953) : quand les gens espéraient et attendaient des jours meilleurs ; lui, Hyvernaud, enfonçait le clou sur la médiocrité, sur la bêtise humaine. La vie manque de romanesque quand on est obligé de la gagner. Hyvernaud, philosophe du désespoir, des illusions perdues… un Céline sans la Haine. Son Wagon à vaches, un chef-d’œuvre.
« […] Peut-être aussi qu’il ne pense à rien – les gens pensent moins qu’on ne croit, ça vaut mieux pour eux. » p.97
« Les vivants deviennent présidents. Les morts deviennent monuments. Une fois le monument solidement planté en terre, avec ses palmes, ses faisceaux et ses moulures, les vivants n’ont plus de question à poser aux morts. On renonce à chercher leur vérité à travers la confusion des actes et des mots, des rêves et des rôles. C’est cela qui justifie l’existence des monuments aux morts : ils arrêtent les curiosités. » p.98
« - Voyez-vous, mon petit, le vieux Dardillot, c’est un homme qu’on ne salue plus. Point de saluts pour les salauds. » p.102
« La vie manque de romanesque quand on est obligé de la gagner. » p.115
«[…] On voit ce que l’homme peut faire, et ce qu’on peut faire de lui. En faire un conducteur d’autobus ou un comptable. Un homme-outil, de toute façon. Et qui présente juste autant de possibilités romanesques qu’une machine à perforer ou une clef à molette. » p.116-117
« […] C’était net, des noms, c’était propre. Et même joli à regarder. Et inoffensif comme une page du dictionnaire ou de l’Annuaire du Téléphone. Les cadavres sont toujours pleins de reproches et de mépris. Mais, changés en noms, ils acquièrent une prodigieuse discrétion. On les lit sans songer qu’ils sont les noms de quelqu’un. On n’est même pas forcé de les lire. » p.147
« Mon oncle Aurélien, au cours d’une permission, nous avait raconté qu’un de ses copains avait été enseveli par un obus : il y avait juste son pied qui dépassait, avec la grosse godasse cloutée. On l’avait laissé comme ça. C’était commode, ce pied. Il servait de portemanteau. On y suspendait sa capote, sa musette. Mon oncle donnait ces détails avec satisfaction. « C’est affreux », protestait ma mère. « Mais non, mais non, disait l’oncle en rigolant, c’est la guerre. » A présent, le macchabée utilitaire de mon oncle Aurélien avait sûrement recouvré sa dignité, sa décence. Il devait bien lui aussi avoir son nom inscrit sur quelque monument. Il n’était plus un objet grotesque et incongru. Il accédait à l’univers désincarné des Noms. Il avait pris la noblesse, la pureté, la transcendance des Noms. » p.148
« […] Les façons de mourir à la guerre sont d’une variété infinie, la guerre a ça de bon. Et après, on a son nom sur un monument. Un ministre vient de Paris tout exprès. Des petits garçons chantent en chœur. […] » p.151
Editions Le Dilettante - 206 pages
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