Alors que dans la Cour carrée du Louvre, on peut l'admirer
en pied :
à Berlin, à l'Altes Museum, uniquement la tête :
comme d'ailleurs au British Museum de Londres :
samedi dernier, ami lecteur, prenant prétexte du portrait virtuel que l’égyptologue Sally Ann Ashton voudrait nous voir accepter comme étant celui de Cléopâtre,
dernière reine lagide ayant gouverné le pays du Nil avant qu’il devienne Province romaine,
j’avais, dans cette catégorie "L’Egypte en textes" choisi de vous proposer la relation que fit l’écrivain grec Plutarque (vers 50 - vers 125 de notre ère) de la
rencontre de la reine avec le général romain Marc Antoine.
C’est aujourd’hui à ce même Plutarque que je compte faire appel pour vous donner à lire la narration, plus
que romanesque, mais combien tragique, des derniers moments de ce couple devenu mythique.
Toutefois, j’aimerais en préambule, ajouter quelques
considérations générales.
Comme j’ai eu déjà l’occasion de le laisser sous-entendre dans l’article du 24 janvier, nous ne connaîtrons probablement jamais la véritable
Cléopâtre : fragmentaires, malaisées à analyser ou, à tout le moins, à interpréter afin de distinguer le vrai du faux, les sources écrites anciennes à notre disposition, bien postérieures le plus
souvent à son règne, ressortissent au domaine de la propagande pure et simple au seul profit de Rome, et plus spécifiquement d’Octave, neveu et héritier de Jules César; cet Octave que, par
parenthèses, Plutarque appelle aussi César, et qui, sous le nom d’Auguste, devint en 27 A.J.-C., le premier des empereurs romains.
De sorte que tous, Suétone, Appien, Plutarque lui-même, pourtant le plus vraisemblable, brossent d’elle un portrait bien peu empreint de
véracité : celui d’une incontestable ennemie de Rome.
D’autres forcent encore le trait en lui faisant porter le fardeau de toutes les turpitudes, fussent-elles de moeurs ou de mentalité. Ainsi
Properce et Pline la désignent-ils comme une putain royale (regina meretrix); Dion Cassius, dans son Histoire romaine insiste-t-il sur ses moeurs dissolues; et
Lucain de la traiter de dedecus Aegypti (Déshonneur de Rome) et de Obscena de matre (mère débauchée) ...
Et l’Egypte elle-même devint, sous leur plume, un décor de théâtre, de légendes, un pays de mille et une nuits, de mille et une orgies.
Bien peu crédibles, donc, ces "historiens" antiques !
Certes, l’embryon de vérité qu’à notre époque les égyptologues s’efforcent de mettre au jour à partir de nouveaux documents que l’on exhume
m’oblige à reconnaître qu’elle fut une femme extrêmement ambitieuse que vraisemblablement rien n’arrêta dans sa volonté d’arriver à ses fins, c’est-à-dire de conserver, voire même d’accroître son
pouvoir : après avoir successivement, très jeune, épousé deux de ses demi-frères, après avoir succédé à son père sur le trône d’Egypte à la suite de sanglantes querelles fratricides éliminant les
prétendants mâles, elle décide de séduire Rome, Jules César en tête, alors général quinquagénaire afin de continuer à assouvir politiquement sa propre soif de puissance.
Après avoir été contrainte de quitter la capitale romaine où elle résidait au moment de l’assassinat de son protecteur et amant, en 44
A.J.-C., fuyant ainsi les guerres civiles qui déchirèrent la ville après ce meurtre, elle rentra en Egypte avec le petit Césarion, fruit de ses amours tapageuses, bien décidée à poursuivre sur la
voie qu’elle s’était tracée.
Elle eut donc besoin de l’appui d’un nouveau général romain : et ce fut Marc Antoine que, comme l’écrivit Plutarque, elle subjugua
totalement. De ses nouvelles amours naquirent des jumeaux,
Alexandre-Hélios et Cléopâtre (VIII)-Séléné; puis un petit dernier, Ptolémée-Philadelphe. Tout allait donc pour le mieux, ou presque, dans le meilleur des mondes possibles ... jusqu’à ce
qu’Octave, rival d’Antoine, mette définitivement un terme à cette romantique et politique ascension : à la bataille d’Actium, le 2 septembre 31 A.J.-C., sa flotte mit à mal celle d’Antoine et de
Cléopâtre.
L’avenir dès lors ne s’annonça plus sous d’aussi heureux auspices : Octave, bientôt Auguste, devenait le seul maître de Rome. Il pouvait
ainsi "inventer" la notion d’empire à la tête duquel il serait le tout premier.
C’est précisément cette déconfiture des deux amants que relate Plutarque dans ce nouvel extrait des Vies
parallèles qu’aujourd’hui, ami lecteur, je vous propose de découvrir ensemble.
Au point du jour, Antoine disposa lui-même son armée de terre sur les collines avant
de la cité et il regarda ses navires qui avaient levé l’encre et se portaient contre ceux des ennemis; il attendit sans bouger de les voir passer à l’action. Dès qu’ils furent près des vaisseaux
de César [comprenez : Octave], ils les saluèrent de leurs rames et, les
autres leur ayant rendu leur salut, ils se rallièrent à eux; tous les bâtiments se réunirent et ne formèrent plus qu’une flotte qui cingla vers la cité, la proue tournée contre
elle.
Aussitôt après avoir assisté à cette scène, Antoine fut abandonné par ses cavaliers qui passèrent à l’ennemi et il fut vaincu par son infanterie. Il se replia dans la
cité criant que Cléopâtre l’avait livré à ceux à qui il avait fait la guerre à cause d’elle.
Craignant sa colère et son désespoir, Cléopâtre se réfugia dans le tombeau, dont elle fit baisser les herses, (...) puis
elle envoya annoncer à Antoine qu’elle était morte. Il crut ce message et se dit : "Qu’attends-tu encore, Antoine ? La Fortune t’a enlevé la seule raison qui te restait pour aimer la vie." Il
entra dans sa chambre et, détachant et ouvrant sa cuirasse, il s’écria : "Cléopâtre, ce qui m’attriste, ce n’est pas d’être privé de toi, car je vais te rejoindre à l’instant, c’est de m’être
montré, moi, un si grand général, inférieur en courage à une femme."
Il avait un serviteur fidèle, nommé Eros, qu’il avait supplié depuis longtemps de le tuer s’il le lui demandait. Il lui ordonna de tenir sa promesse. Eros tira son épée et la brandit comme pour frapper son maître mais, quand celui-ci détourna la tête, il se tua.
Il tomba aux pieds d’Antoine qui s’écria : "C’est bien, Eros; tu n’as pas été capable
d’agir toi-même, mais tu m’enseignes ce que je dois faire."
Il se frappa au ventre et se laissa tomber sur le lit. Sa blessure ne causa pas aussitôt sa mort; dès qu’il fut couché, le sang s’arrêta de couler. Quand il eut repris
conscience, il supplia les assistants de lui trancher la gorge, mais ils s’enfuirent de la chambre, le laissant crier et se débattre jusqu’à l’arrivée du secrétaire Diomède, que Cléopâtre avait
chargé de transporter Antoine auprès d’elle dans le tombeau.
Apprenant que la reine était vivante, Antoine pria instamment ses serviteurs de le
soulever et de le porter dans leurs bras jusqu’à l’entrée du tombeau. Cléopâtre n’ouvrit pas les portes; elle se montra à une fenêtre d’où elle jeta des cordes et des chaînes. On y attacha
Antoine et elle le hissa, avec l’aide de deux femmes, les seules personnes qu’elle avait admises avec elle dans le tombeau. On ne vit jamais, d’après les témoins, spectacle plus pitoyable que
celui-là. Antoine fut hissé, inondé de sang et agonisant : il tendait les bras vers Cléopâtre tandis qu’il était suspendu en l’air. Ce n’était pas une tâche facile pour des femmes; Cléopâtre
s’agrippait des deux mains à la corde, le visage crispé, pour le faire remonter à grand-peine, tandis que ceux qui étaient en bas l’encourageaient et partageaient son angoisse. Elle parvint ainsi
à l’introduire dans le tombeau.
Alors elle le coucha, déchira ses vêtements sur lui, puis, se frappant la poitrine et la meurtrissant de ses mains, elle essuya avec son visage le sang du blessé qu’elle
appelait son maître, son époux, son imperator; dans sa pitié pour les malheurs d’Antoine, elle en oubliait presque les siens.
Antoine fit taire ses lamentations et demanda à boire
du vin, soit qu’il eût soif, soit qu’il espérait ainsi en finir plus rapidement. Après avoir bu, il conjura Cléopâtre de veiller à son salut si cela lui était possible sans
déshonneur. (...) Quant
à lui, elle ne devait pas le pleurer, dans cette ultime vicissitude, mais l’estimer heureux pour les biens qu’il avait obtenus, puisqu’il avait été le plus illustre et le plus puissant des hommes
et que la défaite qu’il subissait à présent, lui Romain, d’un autre Romain, ne manquait pas de noblesse. (...)
Beaucoup de rois et de généraux voulaient ensevelir
Antoine, mais César ne priva pas Cléopâtre de son corps; elle l’enterra de ses propres mains, à grands frais, de manière royale, et on lui donna pour cela tout ce qu’elle
voulut. (...)
Après avoir exhalé ses lamentations,
elle couronna le tombeau et l’embrassa, puis se fit préparer un bain. Elle se baigna, s’allongea et prit un déjeuner magnifique. Alors un homme arriva de la campagne avec un panier. Les gardes
lui demandèrent ce qu’il contenait : il l’ouvrit, écarta les feuilles et leur fit voir que la corbeille était pleine de figues. (...)
L’aspic, dit-on, avait été apporté avec les figues et caché sous les feuilles; tel était l’ordre de Cléopâtre qui voulait que l’animal l’attaquât sans même qu’elle le sût. Mais
en enlevant les figues, elle le vit et s’écria : "Il était donc là", puis elle dénuda son bras et l’exposa à la morsure. Selon d’autres, elle gardait l’aspic dans un vase; elle l’agaça et
l’excita avec un fuseau d’or, si bien qu’il sauta sur elle et se planta dans son bras. La vérité, personne ne la connaît. (...)
César, bien que vivement contrarié par la mort de cette femme, admira sa noblesse et fit
enterrer son corps avec Antoine; les obsèques furent brillantes et royales.
(...)
(Plutarque : 2001, 1733 sqq.)
Le mythe, ensuite, s’empara de ce couple et alimenta la littérature, la peinture, la sculpture et le cinéma. Et depuis ce 29 janvier,
dernier avatar d’une bien pathétique histoire, il va probablement faire courir le Tout Paris à la comédie musicale que Kamel Ouali présente au Palais des Sports ...
(Merci à Y.M. qui m'a permis de reprendre de son blog : http://egyptianeye.blogspot.com le cliché qu'il réalisa de la statue de Cléopâtre,
de François Fannière, que vous rencontrez dans la Cour carrée du Musée du Louvre.)