C'était l'époque où les Etats-Unis se battaient avec le monde libre...
Vu et retranscrit par
Al-Qaïda a relancé son jihad global à la faveur de l’invasion américaine de l’Irak, mais elle est, depuis 2006, confrontée dans ce pays à une offensive déterminée des tribus
sunnites. L’organisation de Ben Laden s’efforce de compenser ce très grave revers par une surenchère médiatique, à l’impact discutable, ainsi que par la montée en puissance de ses affidés
algériens, organisés en «Al-Qaïda au Maghreb islamique» depuis 2007.
Par Jean-Pierre Filiu, Commentaire, n° 124,
Hiver 2008-2009
L’année écoulée a été bien noire pour Al-Qaïda, malgré l’arrogant triomphalisme de sa rageuse propagande. Oussama
Ben Laden, qui distillait jusque-là ses interventions publiques pour en maximiser l’impact, s’est épuisé à défendre la position de son organisation en Irak, où les insurgés sunnites et
nationalistes ont souvent retourné leurs armes contre elle. L'homme le plus recherché du monde a répandu ses anathèmes à rencontre de l’Amérique, du pape et de l’Europe, mais aussi de l’ensemble
des dirigeants musulmans et des cheikhs les plus respectés de l’Islam. Il a tenté en vain de récupérer la protestation contre les caricatures du prophète Mohammed et il a laissé son adjoint
égyptien, Ayman Zawahiri, fustiger le Hamas et toutes les autres formations islamistes, accentuant ainsi le sentiment d’isolement, voire d’autisme d’Al-Qaïda.
Il paraît bien loin ce mois d’octobre 2001 où, dans la foulée des attentats du 11-Septembre et au soir du début
des bombardements américains sur Kaboul, Ben Laden lançait un formidable défi à Washington. Flanqué de Zawahiri, dans une grotte des confins afghans, il menaçait les États-Unis de ne jamais
connaître la paix tant qu’ils maintiendraient des troupes en Arabie Saoudite, et tant que la Palestine ne connaîtrait pas elle-même la paix. Sept ans plus tard, les bases américaines ont été
évacuées d’Arabie, où Al-Qaïda poursuit néanmoins une campagne terroriste de longue haleine. Ben Laden sait que seule la prolongation de l’occupation américaine de l’Irak empêche les guérilleros
nationalistes de jeter leurs forces contre Al-Qaïda, à qui Hamas interdit par ailleurs toute percée en territoire palestinien. Zawahiri en vient à souhaiter publiquement une offensive des
États-Unis contre l’Iran qui, comme l’invasion de l’Irak en 2003, permettrait de relancer un réseau à bout de souffle.
Lémergence d’Al-Qaïda comme organisation dédiée au jihad global est le fruit d’un concours de circonstances
exceptionnel, où le hasard, irréductible à toutes les théories du complot, a parfois pesé plus que la vision de Ben Laden ou de Zawahiri. Sans l’occupation soviétique de l’Afghanistan de 1979 à
1989, la mobilisation d’une véritable « Internationale moujahidine », galvanisée par une cause authentiquement islamique, était inconcevable. Sans l’interdiction faite à la CIA d’opérer
directement en territoire afghan, et sans la détermination d’Islamabad à contrôler étroitement la guérilla afghane, il aurait été impossible de déverser au Pakistan même les milliards de dollars
destinés à la résistance antisoviétique. Sans l’institution de zones tribales de non-droit dans le Nord-Ouest pakistanais, à la forte population pachtoune, un glacis de camps d’entraînement
n’aurait pu s’établir sous autogestion jihadiste et en collaboration avec les « commandants » pachtounes de la frontière. Sans l’intolérance des prêcheurs wahhabites à l’encontre de la piété
afghane, nul n’aurait validé le concept d’une réislamisation brutale des musulmans eux-mêmes, comme préalable à leur libération de l’occupation infidèle. Sans l’ambition saoudienne de briller
sur le terrain du jihad, et sans la volonté égyptienne de se débarrasser des extrémistes raflés après l’assassinat du Président Sadate, Ben Laden n’aurait pas rencontré Zawahiri à
Peshawar.
Les milliers de « volontaires » arabes hébergés et formés au Pakistan n’ont pratiquement pas été engagés en
Afghanistan durant les dix années d’occupation soviétique et leur contribution à la lutte de libération a été négligeable. Ils vont pourtant construire le mythe de leur triomphe face à l’Armée
rouge et s’attribuer le rôle essentiel dans l’effondrement de l’URSS en 1991. Animés d’un profond mépris pour la population afghane, ils épaulent les services pakistanais et leurs alliés
pachtounes dans leur offensive contre les « commandants » de l’intérieur, pourtant les principaux artisans de la victoire anti-soviétique. Le jihad ne saurait être limité aux frontières
nationales de l’Afghanistan, il doit les dépasser pour devenir global. Entre le jihad national, enraciné sur sa terre, et le jihad global de ces intrus orgueilleux, le conflit est déjà
inexpiable.
C’est alors que le terme « Al-Qaïda », qui signifie en arabe « la base », commence à circuler dans les milieux
jihadistes de Pesha war, dans les deux acceptions de « base sûre » (qâ’ida amîna), d’où lancer le jihad global, et de « base de données » (qâ’ida al-ma’lûmât), pour maintenir le contact entre les
«volontaires » étrangers. Peu à peu, se profile le grand dessein du jihad global, dont le sanctuaire peut être tout territoire musulman contrôlé par « Al-Qaïda ». Lobjectif stratégique est
d’élargir cette base initiale pour conquérir le pouvoir aux dépens de régimes faussement musulmans, de déstabiliser cet « ennemi proche », voire intime, en provoquant l’intervention de «
l’ennemi lointain » et américain, l’URSS abhorrée ayant disparu de la cosmogonie jihadiste.
C’est durant l’exil de Ben Laden et de Zawahiri au Soudan de 1991 à 1996 que le jihad global formalise sa doctrine
et sa structure. Mais, sans leur expulsion de Khartoum vers le Pakistan en avril 1996, Al-Qaïda n’aurait jamais émergé dans sa forme actuelle. Washington, Le Caire ou Riyad n’ont pas souhaité
que les deux chefs jihadistes leur soient livrés, tout en faisant pression sur la dictature islamiste pour leur départ du Soudan. Cette expulsion a permis à Ben Laden et Zawahiri, immédiatement
transférés dans l’Est afghan, d’y retrouver leurs partisans, d’y apporter la touche finale à Al-Qaïda et d’établir ainsi une continuité géographique et dogmatique dans le jihad global, hier
antisoviétique, désormais anti-américain. Quelques semaines plus tard, Ben Laden faxe depuis son repaire afghan une extraordinaire « déclaration de jihad à l’Amérique », accusée d’occuper
l’Arabie. Les services pakistanais garantissent à Al-Qaïda la protection des talibans du mollah Omar, en contrepartie de l’accueil par Ben Laden, et sur le territoire afghan, des groupes
jihadistes destinés au Cachemire (Islamabad craint en effet d’assumer la responsabilité directe de cette guerre par procuration contre l’Inde).
En février 1998, Ben Laden et Zawahiri lancent le « Front islamique mondial du jihad contre les Juifs et les
Croisés » et ils justifient le terrorisme global contre « l’ennemi lointain » : « Tuer les Américains et leurs alliés, qu’ils soient civils ou militaires, est un devoir qui s’impose à tout
musulman qui le pourra, dans tout pays où il se trouvera (1). » La rupture est absolue avec quatorze siècles de jurisprudence et de pratique islamiques, durant lesquels le jihad était une
obligation collective, édictée contre des cibles militaires par les autorités religieuses. La rupture est tout aussi complète avec le jihad national de libération d’un territoire occupé,
déclinaison islamique des luttes anticoloniales, dont le jihad antisoviétique en Afghanistan, strictement limité aux frontières de ce pays, a été l’illustration la plus récente. Al-Qaïda met
d’ailleurs ses bataillons au service des talibans, dans leur offensive contre « l’Alliance du Nord» du commandant Massoud, symbole historique de la lutte contre Moscou. Les groupes entraînés par
Al-Qaïda éliminent au Cachemire les formations enracinées dans ce territoire et sa population. En Tchétchénie, le jihadiste saoudien Khattab contribue à déstabiliser la République indépendante
en portant la subversion dans le Daghestan voisin et en fournissant ainsi le prétexte au grand retour de l’Armée des Russes. Partout, les tenants du jihad global, au nom de leur vision abstraite
d’un « homme nouveau » et réislamisé, balaient les traditions locales et les loyautés nationales. Ils les pourfendent comme autant d’obstacles sur la voie de la transmutation d’un territoire
donné en base d’exportation du jihad global.
(à suivre)