J’ai toujours beaucoup aimé l’expression des Anglais : « Moving Image » et j’adorais le musée londonien qui était consacré au cinéma et avait également pris ce titre : « Museum of the Moving Image ». Je m’y suis rendu à plusieurs reprises, ne serait-ce que pour la présence d’acteurs qui vous prenaient en charge et vous plongeaient dans un passé, autrement largement incompréhensible.
Installé à South Bank - je crois qu’il a fermé pour quelques années - il donnait vraiment une idée de toutes les étapes parcourues : depuis la lanterne magique du temps de Dickens – l’appartement de Mr Pickwick - jusqu’aux studios de télévision où il était possible de mettre en oeuvre les trucages utilisés pour les annonces de la météo. Et par ailleurs, il introduisait à toutes les utilisations de l’image animée, de l’agit-prop de l’armée rouge dont les soldats appuyaient leurs slogans politiques par des projections, dans des wagons, des films d’Eisenstein, en passant par la belle salle de cinéma à l’américaine, avec tickets en rouleaux étroits déchirés par un ouvreur ou une ouvreuse galonnés et de rouge vêtus.
Le cinéma c’est en effet tout cela, toutes ces étapes là, tous ces usages là et bien d’autres encore et dans la construction du film, une histoire se met en place, sur un fil continu oubrisé, dans l’accompagnement du spectateur ou son interrogation. Mais le cinéaste a un point de vue, son œil offre une vision, ou plutôt il l’impose, tant est forte la pression visuelle qu’il exerce sur lui. Il choisit ce qu’il montre et écarte ce qu’il veut ignorer.
Ainsi allait la caméra à un seul œil, avec une pellicule et des bobines. En suivant un parcours, une séquence choisie. Des choix toujours, même s’ils sont parfois multiples comme dans le magnifique Alain Resnais de « Smoking / No smoking », ou encore dans la vision comparée de tous ces rebuts que l’on nous propose aujourd’hui sous forme de bonus. Comme l’écrit Varda « Un bonus, des boni »…
Il y a bien entendu toujours des exceptions étonnantes, comme « La Soledad » de Jaime Rosales avec son split-screen, écran juxtaposant deux espaces d’un même lieu et qui accentue encore la douleur des solitudes qui se rencontrent dans une même proximité, mais sans rien partager. Il y a aujourd’hui la vidéo, le digital !
Toutefois, même aujourd’hui, l’espace est toujours balayé par la caméra avec l’appui d’une morale. La phrase a fait fortune « Le travelling est une affaire de morale » écrivait Jean-Luc Godard. Autrement dit, tout cela n’est pas seulement un jeu, un loisir, ou plutôt, comme disent les enfants « Ce n’est pas de jeu ». Ce que l’on nous impose ne peut l’être que dans le cadre d’une éthique : je vous fais pleurer, mais il en est ainsi de la vie, je vous fais rire, mais je sais que vous saurez trouver que c’est aux dépends de vous-mêmes, je vous emmène dans le rêve, mais les vertus symboliques que je manipule sortent aussi de vos têtes et de vos ventres. Autrement dit nous sommes toujours complices, mais je ne veux jamais vous flatter.
« Pas de connivence sur le dos des personnages », disait Serge Daney. Les personnages sont nos égaux, ils nous jugent, autant que nous les jugeons. Ce ne sont pas des fantômes, mais des humains voués a toujours renaître dans nos passions. En poussant la morale jusqu’au bout, Woody Allen fait sortir ses vedettes de pacotille de l’écran, ou fait revenir les morts pour dénoncer les vivants. D’autres miment le franchissement de l’écran dans tous les sens, le mélange des héros de bande dessinée avec des acteurs en chair et en os. Mais en définitive, la chair et les os sont toujours du même côté. C’est pour réinvestir le respect, que les cinéastes poussent la logique de l’illusion jusqu’au bout. Ainsi, la morale prend sont dû.
A l’époque dont je parle, l’industrie américaine du cinéma était déjà très puissante et elle a attiré Jacques Demy et Agnès. Mais au nom de cette morale réinvestie en Europe, l’Europe célébrait ce que l’Amérique avait apporté comme archétypes puissants, de Tex Avery à John Ford, de Chaplin à Keaton, en admirant Hitchcock et en portant aux nues Frank Capra. J’ai ainsi collectionné les Cahiers du Cinéma du temps où Agnès Varda créait ses premiers longs métrages. J’en garde cette forte attirance pour Marilyn et pour James Dean.
Aujourd’hui, Marin Karmitz qui vient d’accepter, étrangement, une mission de ministre de la culture bis, peut très logiquement répondre à une interview « Le cinéma mondialisé n’a plus de morale .» Autrement dit : « Dans le cinéma, la seule innovation récente est technique : ce sont les effets spéciaux. Pour le reste, ce cinéma industriel mondial pratique une transgression morale permanente et diffuse un modèle unique : celui d’un monde barbare, où priment l’action, le mutisme et la violence. Ou alors, autre face de la même médaille, une pensée politiquement correcte proche du « travail, famille, patrie ». Dans cet imaginaire collectif, le corps n’est plus respecté, le langage est limité à sa plus simple expression, et tout le monde – politiciens, juges, policiers – est pourri : les héros sont chargés de remettre de l’ordre, et font justice eux-mêmes. »
En examinant ces phrases de près, tandis que Wall Street fait faillite, mais continue d’alimenter ses Golden Boys comme de jeunes coqs à l’engrais, je songeais à Mickey Rourke et Kim Basinger qui constituent sans doute un contre modèle de cette condamnation sans porte de sortie que Karmitz, producteur et directeur de salles, prononce pro domo.
C’est en poussant la morale à l’extrême, justement, que le film d’Adrian Lyne sur ce trader de « 9 semaines et demi » et cette galleriste fascinée, constitue par leur jeu pervers, le symbole le plus clair des relations de pouvoir qui nous éclatent à la figure aujourd’hui : je spécule, je gagne ou je perds, soit sur le matériel de la création du peintre, soit sur le virtuel de l’échange dématérialisé, mais dans tous les cas je spécule. D’un côté avec mon corps et celui du créateur, de l’autre avec mon sang froid et la cupidité humaine. Et le cérébral ne peut que dominer le monde, dans l’artifice des sensations aveugles ou des drogues sans contenu.
Au-delà du scandale sexuel – mais que l’on mesure l’écart de la violence sucrée des strips de Bassinger avec les images léchées et idylliques du « Bonheur », à vingt ans d’intervalle, même si dans les deux cas, la phrase américaine pourrait convenir (they broke every rule) - le film disait tout de la catastrophe actuelle, il y a déjà vingt-trois ans. Film érotique, comme le classent les sites de cinéma, film racoleur, il est vrai, mais dont la morale vient après la vision. Finalement pourquoi sommes nous allés le voir ?
Sexe dématérialisé et économie virtuelle étaient pointés du doigt. Vingt trois ans pour que l’on commence à dire « Ca suffit ». Finalement, c’est le temps perdu qui est le plus étonnant, pas l’ampleur de la catastrophe. Mais alors, que disait donc « Un chien andalou », bien avant ?
J’ai vécu le temps de la remise en question radicale de l’image. Comme les peintres de support surface - et au même moment-, Godard nous a attiré dans la fuite ailée de son caméraman Raoul Coutard qui pratiquait la course vers l’abîme, vers la fin du souffle, avec Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg, là aussi dans l’érotisme et la fascination, pour mieux nous prendre ensuite dans les filets de sa renommée en nous imposant un traitement drastique.
Les peintres disaient dans l’installation de leurs toiles : voilà, il y a le mur, mais le sol, le plafond, l’angle sont aussi des supports. Et puis il y a le châssis. Il limite notre geste, mais peut être dépassé, en désolidarisant ce qui tend et ce qui est tendu. Toile = textile, teinture et châssis = bois, arbre. Et puis peindre, c’est commencer par A, puis rejoindre B …et ainsi de suite.Nous avons réappris à peindre, jusqu’à ce que la fresque et l’icône reviennent devant et que les nouveaux outils du peintre fassent retour à un hommage à leurs ancêtres, en les regardant d’un œil « démonté ».
Eh bien Godard est là. Exactement là ! Dans le collage. Le collage de tout ce qui compose le cinéma, le film, l’acteur, le décors, l’écran, le maquillage, la prise de son. Il impose la durée en allant jusqu’à filmer et projeter dans son temps réel, un combat sur un ring. Il impose les voix inaudibles. Il mêle dans le même moment de sa réflexion (1963), - le temps de Cléo -, deux films que tout semble opposer et dont les destinées sont également aux deux extrêmes. D’un côté la fantastique rencontre d’acteurs du « Mépris » : Brigitte Bardot, Michel Piccoli, Jack Palance et Fritz Lang, et le vocabulaire du corps, comme celui du tableau de nu, de Véronèse à Modigliani : Vénus allongée nous demande « Tu aimes mes seins ?…tu aimes mes fesses ? » - tout le monde se souvient. De l’autre, l’exercice de la parodie de la guerre dans les « Carabiniers » qui a connu trois mille spectateurs à Paris. J’étais l’un d’entre eux. Quel beau temps que le temps des études !
« D’abord, vous allez enrichir votre esprit en visitant des pays étrangers. Et puis vous allez devenir très riches. Vous pourrez avoir tout ce que vous voudrez (…) Y’a qu’à le prendre à l’ennemi. Pas seulement des terres, des troupeaux, mais aussi des maisons, des palais, des villes, des cinémas, des Prisunics, des gares, des aérodromes, des piscines, des casinos, des théâtres de boulevards, des bouquets de fleurs, des arcs de triomphes, des usines de cigares, des imprimeries, des briquets, des avions, des femmes du monde, des trains de marchandises, des stylos, des bijouteries, des Alfa Roméo, des guitares hawaïennes, des paysages splendides, des éléphants, des locomotives, des stations de métro des Rolls-Royce, des Maserati, des femmes qui se déshabillent… ».
J’aime cette énumération. L’esprit même du collage…voyez Rauschenberg ! Encore une fois…on est plus de quarante années plus tard…
Ulysse et Michel-Ange, en véritables mercenaires, obéissent à leur roi et finiront leur conquête guerrière et sans scrupules dans un cinéma, un lieu de spectacle qu’ils découvrent pour la première fois et qui fait partie de la liste des eldorados promis.
Et bien sûr une femme se déshabille, comme toujours au cinéma. Ce n’est pas Brigitte Bardot, mais c’est tout de même une femme qui entre dans son bain. Et Michel-Ange qui n’a pas encore découvert l’existence du projectionniste pose son visage sur l’écran. Et du coup, il occulte l’image. N’est pas Piccoli ou Jack Palance qui veut !
Dans ces bribes de morale là, qui font un tout, Agnès Varda a apporté avec elle, pour nous, un monde à la dérive, qu’elle respecte profondément.
Si elle a laissé la parole aux autres, il y a quarante ans, elle parle aujourd’hui, un peu comme une survivante, même si Godard n’est pas mort, mais s’est rendu inaudible, au-delà de ses proches, sinon au-delà de lui-même.
La grand-mère en noir et les élèves cinématographes, en blanc, manipulent les miroirs sur la plage. Dans toutes les illusions ainsi créées, il y a en effet, la morale de l’image.