"LE PAGE D'HERODIAS - Regardez la lune. La lune a l'air très étrange. On dirait une femme qui sort d'un tombeau. Elle ressemble à une femme morte. On dirait qu'elle cherche des morts.
LE JEUNE SYRIEN - Elle a l'air très étrange. Elle ressemble à une petite princesse qui porte un voile jaune et a des pieds d'argent. Elle ressemble à une princesse qui a des pieds comme des petites colombes blanches ... On dirait qu'elle danse."
Essentiellement connu pour Le portrait de Dorian Gray et pour ses pièces satiriques, Oscar Wilde signe ici une œuvre d'un tout autre type. Anecdote intéressante : Salomé a été composée en français. Écrite en 1891, elle ne put d'ailleurs être représentée qu'en France (en 1896 au Théâtre de l'œuvre, là où fut représenté Ubu roi ), la censure anglaise ayant réussi à faire interdire la pièce. Constituée d'un seul acte, la pièce nous donne à voir l'irrépressible montée du désir de Salomé pour le prophète Iokanaan qui, enfermé par Hérode dans une citerne, fait résonner sa voix à chaque instant, proférant menaces et malédictions. Presque toujours absent, le prophète enfermé hante les résidents du palais, terrorise le roi, attire irrésistiblement la jeune fille. Celle-ci tente d'appeler à elle cet homme aveuglé par Dieu et ses messages, insensible à l'amour qu'elle lui témoigne. Par trois fois, elle lui exposera son désir, par trois fois, il la repoussera, la traitant de "fille de Babylone" ou de "fille de Sodome". Ce sont les avances contrariées de Salomé qui la poussent à demander la tête du prophète à Hérode, après la danse des sept voiles ...
Le rythme lancinant de la pièce, les répétitions et multiples échos au sein des répliques et les régulières évocations de la lune donnent à Salomé une dimension presque incantatoire. L'œuvre se caractérise par un rythme sans cesse répété et reproduit, basé sur le chiffre trois. Il y a du chant et de la poésie dans la façon dont les répliques s'enchaînent et se répondent, dont les mots passent d'une bouche à une autre. Point de naturel ici, mais une atmosphère étrange qui mêle sensualité et exotisme, et où chaque parole a presque valeur d'incantation.
"SALOME - Tes cheveux sont horribles. Ils sont couverts de boue et de poussière. On dirait une couronne d'épines qu'on a placée sur ton front. On dirait un noeud de serpents noirs qui se tortillent autour de ton cou. Je n'aime pas tes cheveux ... C'est de ta bouche que je suis amoureuse, Iokanaan. Ta bouche est comme une bande d'écarlate sur une tour d'ivoire. Elle est comme une pomme de grenade coupée par un couteau d'ivoire. [...] Laisse-moi baiser ta bouche.
IOKANAAN - Jamais, fille de Babylone ! Fille de Sodome ! Jamais.
SALOME - Je baiserai ta bouche, Iokanaan. Je baiserai ta bouche." Dans cette pièce de la cruauté et de la marche impitoyable du désir, chaque personnage évolue, renfermé sur lui-même, réfractaire à tout dialogue. Hérode comme sa femme Hérodias, Salomé comme Iokanaan, tous répètent inlassablement les mêmes demandes, les mêmes menaces, les mêmes envies, sans écouter autre chose. Spirale infernale ou cercle vicieux, les personnages tournent en rond, malgré eux, pris dans leurs propres rêves et leurs propres douleurs.
Parfaitement structurée, la pièce s'ouvre et se clôt sous le signe de la lune, qui baigne la scène d'une froide lueur. C'est cet astre auréolé de mystère, associé au culte de la déesse Tanit dans la Salammbô de Flaubert 1 , qui donne lieu à de multiples et divers développements, évoquant aux personnages pureté et mort, hystérie et débauche, mystère et folie ... Liée au personnage de Salomé, dont il révèle à la fois la beauté et la monstruosité (Salomé est tuée après être apparue à la lueur d'un clair de lune), elle est aussi associé au prophète (La princesse de Judée déclare en effet en voyant Iokanaan: " On dirait une image d'argent. Je suis sûre qu'il est chaste, autant que la lune. Il ressemble à un rayon d'argent.").
Au final, je découvre avec cette version du mythe une autre facette de l'œuvre d'Oscar Wilde. Salomé peut se réclamer de multiples influences, mais la pièce me semble investie d'une réelle force : du récit biblique, l'auteur a réussi à construire tout autre chose, et à nous conter l'éternelle histoire du désir et du fantasme destructeur. A travers des personnages lointains et mystérieux, ensembles d'images et de symboles, évoluant dans un Orient de rêve.
"C'est beau et sombre comme un chapitre de l'Apocalypse."2
Notes :
1. Si je cite, c'est que Wilde reprend plusieurs motifs utilisés par Flaubert dans le roman. Je me souviens notamment de la mention du voile sacré volé, qui est une référence au voile de Tanit dérobé par Mathô.
2. Citation de Pierre Loti.
Image : Beardsley - Iokanaan et Salomé