Au cours des vingt dernières années, un certain nombre de penseurs ont joué un rôle déterminant dans la structuration de la pensée du monde occidental. Aux Etats-Unis, Alvin Toffler (Guerre et contre guerre), Francis Fukuyama (La fin de l’Histoire et le dernier homme) et Samuel Huntington (Le Choc des Civilisations) ont symbolisé cette nouvelle approche du monde : le premier pour sa vision de l’évolution des rapports de force sous la pression de la technologie et de la connaissance, le second pour avoir annoncé la disparition de modes de gouvernement autres que la démocratie libérale, le troisième pour avoir prédit l’effacement progressif de l’Occident en raison de sa perte de puissance économique et démographique. Alvin Toffler rappelait encore en 2007 dans son ouvrage La richesse révolutionnaire, publié en 2007 chez Plon que « Le véritable message transmis par les États-Unis, qui se révèle plus important que leur rhétorique idéologique et commerciale, est ce que nous appellerons l’ « Évangile du changement ». C’est cette pensée dominante aujourd’hui qui s’adresse aux milliards de personnes appartenant aux sociétés rigides du monde entier.»
L’implosion du système financier et la crise économique mondiale qui en découle atténuent de manière significative la portée de ces analyses que bon nombre d’élites européennes ont prises alors comme argent comptant. Les guerres en Irak et en Afghanistan ont détruit une partie des affirmations de Toffler sur la prédominance des armes technologiques sur les modes de combat traditionnels. L’échec de la greffe du modèle démocratique aussi bien en Afrique qu’en Asie ou dans les anciens pays communistes a obligé les Etats-Unis sous la présidence Bush à revoir les fondements de leur stratégie diplomatique en acceptant cette réalité et en repoussant aux calendes grecques l’avènement d’une démocratie mondiale. Quant à Huntington, son choc des civilisations est évincé par le choc tellurique créé par les failles du système financier prôné par les ténors des grandes universités américaines et mis en œuvre par les Etats-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Faut-il s’étonner pour autant de n’entendre aucun bilan critique sur la pensée qui nous vient d’Outre Atlantique. « Du passé, faisons table rase », cette phrase semble être dans toutes les bouches des commentateurs politiques, qui s’empressent de substituer l’espoir généré par l’élection d’Obama à une relecture nécessaire de l’histoire récente et aux conclusions qui s’imposent. L’émission l’Esprit public de France Culture diffusée le 25 janvier était à ce propos ce qu’on peut faire de mieux en termes de caricatures de faux fuyant dans le politiquement correct. Comment ne pas se pencher sérieusement sur la constatation essentielle qui ressort de l’étude des fondements de cette crise ? Les États-Unis sont-ils entrés dans une phase d’affaiblissement durable en raison du poids écrasant de son endettement, de la faillite d’une partie de son appareil industriel, du coût exponentiel de son potentiel de défense qui ne peut plus être déployé sur plusieurs fronts, de la fragilité de son équilibre interne notamment par la différence de démographie entre populations ? L’Histoire nous enseigne que ce type de changement dans la vie des empires modifie à terme la face du monde.
Il est vrai que la France a eu aussi ses maîtres penseurs sur la question. Je pense en particulier à Bertrand Badie qui a été au cœur de la réflexion sur la notion de puissance dans les cercles de la science politique parisienne. Comme l’indique un document rédigé récemment par des étudiants de l’Ecole de Guerre Economique, une partie des écrits de Bertrand Badie ne résiste pas à l’examen des faits. La Russie en Géorgie, l’Iran en Irak et au Liban, la Chine en Afrique cultivent la pédagogie d’un usage efficace de la puissance remettant ainsi en cause la dialectique d’un Badie qui tenta un jour de démontrer le bien fondé d’un nouveau concept qu’il avait intitulé « l’impuissance de la puissance ». Il est difficile de se tromper à ce point. Le monde du XXIème siècle, frappé de plein fouet par l’effondrement des croyances du modèle américain, n’a pas fini de nous surprendre. On peut comprendre les auteurs américains qui cherchent à influencer par des maladresses théoriques. Cela fait partie du jeu. On comprend moins l’attitude des intellectuels libres de toute mission impériale, qui s’évertuent à nous faire croire le contraire de la réalité. Ces gens-là se drapent la plupart du temps dans le drapeau de l’humanisme. Mais leur combat affaiblit la perception des enjeux qui conditionnent notre vie plus qu’il ne nous renforce l’esprit. Le quiproquo est ancien. La terreur révolutionnaire a depuis longtemps tracé les limites de notre pensée humaniste : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Je n’ai pas l’impression qu’on ait retenu la véritable leçon à tirer de cette petite phrase qui parasite depuis des siècles la lecture que nous faisons des rapports de force internationaux et des dynamiques de puissance.
Christian Harbulot