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"Je n'ai jamais trouvé la force de vous le dire, mais j'ai failli partir beaucoup plus tôt, j'avais alors huit ans. Sur le trottoir devant chez nous j'avais trouvé cette cartouche, une cartouche de chasse. Je l'ai fait exploser dans la cour de l'école avec un de ces blocs de béton qui servaient de poteau pour les buts au foot. Les images sont parfaitement claires dans mon esprit, oui, aujourd'hui encore. Je tapais sur la cartouche, je voulais voir à l'intérieur, je voulais qu'elle explose. Les autres autour de moi jouaient au ballon, parfois ils s'arrêtaient, me rejoignaient dans mon coin et me regardaient bizarrement avec cette cartouche écrasée en accordéon. La détonation, je l'entends encore, le ciel était gris et très bas ce jour-là, j'entends son roulement infini dans le froid de novembre. Je vois encore le bloc de béton entre mes pieds, et la membrane de plastique rouge de la cartouche éclatée. Du bout du pied j'avais appuyé sur la douille métallique pour l'écraser, les lamelles de plastique dessinaient des rayons de soleil sur le bitume. Une flaque de plombs s'étalait entre mes jambes. Je ne comprenais pas comment j'étais indemme après une telle explosion. Et puis un voile noir avait masqué ma vision pendant quelques instants, je ne me souviens plus de rien, je ne pense pas m'être évanoui, je ne crois pas, mais quand je suis revenu à la réalité, j'avais toute l'école autour de moi et la femme du directeur hurlait que j'aurais pu mourir et tuer tous mes petits camarades avec moi. Elle aboyait. Voilà, je tenais à me soulager de ce mensonge avant de partir. Le soir, à la maison, je n'avais pas trouvé assez de force pour vous le dire, je me souviens que j'épluchais l'étiquette de la bouteille d'eau sur la table, je m'en souviens très bien, mais ça ne sortait pas.../...".../..."Je me souviens aussi, c'était l'été dernier, à la fin des vacances, maman, tu m'avais raccompagné au bus. Nous étions silencieux dans la voiture, et là, j'avais voulu te dire, te raconter pour la cartouche. Mais rien n'était sorti. tu voulais me parler de nos vies, je le sentais. J'avais esquivé. alors tu t'étais contentée de me remercier, me remercier de quoi ? Des vacances ? D'être ton enfant ? je n'avais rien montré. J'étais descendu, j'avais rejoint l'abribus, et tu étais restée là, à attendre que le bus arrive à attendre derrière le reflet du pare-brise. Je faisais semblant de ne pas te voir. Tu attendais le bus avec moi depuis ce parking, tu me regardais , tu respirais les derniers instants. C'était très gênant. J'avais honte de ne pas te regarder vraiment , tu restais là, tu prenais le peu qu'il restait. Je voulais revenir à la voiture, pour tout te dire, tout vous dire, la cartouche, l'amour, tout, je n'y arrivais pas. Ce n'était pas, il y a dix, vingt ou trente ans, c'était juste l'année dernière, à la fin des vacances, oui, un mec de quarante ans. Le bus est arrivé, il t'a effacée, je suis monté m'installer avec mon sac tout à l'arrière. J'avais quand même trouvé la force de te faire un signe de la main. ça peut paraître dérisoire ces instants-là, mais c'est aussi douloureux que la guerre. Je suppose. Je sais depuis longtemps que la famille est une guerre. Je vous embrasse. Tous. ..../..." -extraits de: devenir mort- de-christophe paviot- hachette -littératures-