Quand j'effectue un long trajet en solitaire, j'écoute la radio pour décontracter mon esprit
et contracter le temps. Hier, de nombreux échos de la manifestation unitaire qui s'était déroulée la veille constituaient la matière principale de l'émission de Daniel Mermet sur France Inter,
"Là-bas si j'y suis". Dans toutes les voix, le désarroi était audible. Le désarroi et la colère de voir qu'en période de crise économique, ce sont encore ceux qui nous y ont mené qui reçoivent le
plus de soutien de l'État. Mais désarroi et colère ne sont pas résignation. Il flottait dans ce patchwork de témoignages, de slogans et de musiques une certaine allégresse. Un enthousiasme général
qui disait : « Maintenant qu'on a touché le fond, on va se retrousser les manches. Pas pour travailler plus, mais pour se regrouper et faire bouger les choses. »
Mais si le plaisir de participer à un mouvement d'une telle ampleur met un peu de soleil dans la voix des manifestants, certains ont tout de même la gorge nouée par l'amertume. Las de survivre au
lieu de vivre, las de travailler sans jamais aucun espoir de voir la galère s'éloigner. C'est le cas d'un manifestant qui explique son quotidien au micro. Sa voix est grave, un peu gouailleuse. Un
peu éraillée aussi. À l'entendre, je suppose qu'il doit avoir la cinquantaine, mais j'apprendrai plus tard qu'il en a moitié moins. Je ne connais pas son prénom. Il s'appelle peut-être Richard ou
Claude, mais au fond cela n'a aucune importance. Il pourrait être chacun d'entre nous. Il est cariste et gagne 1200€ par mois. Et comme ça ne suffit pas, pas même pour survivre, il se débrouille
autrement. « À la fin du mois, je suis obligé de vendre du shit pour m'acheter à manger, vous croyez que c'est normal ça !? » Non, ça n'a rien de normal. Et ce qui l'est encore moins,
c'est ce qu'il dit après. « Je suis à découvert tous les mois. Et là j'attends un enfant, ça va être encore pire ».
Avec un enfant, ça va être encore pire.
Ça fait réfléchir tout de même. À 25 ans, ce jeune homme est au bout du rouleau, le moral dans les chaussettes. Il a déjà perdu tout espoir en son avenir. À tel point que la naissance à venir de
son enfant est une source supplémentaire d'inquiétudes. Loin de moi l'idée de lui jeter la pierre, de supposer que c'est un mauvais père en puissance. Non. Comme pour la plupart d'entre nous, le
jour où il tiendra pour la première fois la chair de sa chair dans ses bras sera sans doute le plus beau de sa vie. Mais il n'est pas question d'amour ici, il est question d'argent. Vous
savez, celui qui ne fait pas le bonheur, celui qui ne remplacera jamais l'amour filial. Celui néanmoins qu'il faut avoir pour assurer à ses proches le minimum vital : un toit, une alimentation
équilibrée, la santé. Des droits élémentaires pour tout un chacun.
Des droits que ce jeune homme redoute pourtant de ne pouvoir garantir à son enfant. Il a peur aujourd'hui de ce qu'il ne pourra pas offrir à son fils ou à sa fille demain. Un enfant est le
symbole-même de la vie, de cette force vitale qui nous meut chaque jour. Alors que sa venue au monde devrait être un motif de suprême réjouissance, elle est devenue le contraire pour certains. Et
pas à cause d'un manque d'amour, à cause d'un manque d'argent.
Voilà bien un des crimes les plus odieux de cette société broyeuse d'idéaux, d'espoirs, d'avenirs : faire de la paternité une douleur. Ce n'est heureusement pas mon cas. Et à l'aune de ce que j'ai
entendu hier, je mesure aujourd'hui un peu plus ma chance de croire en l'avenir, celui de mes proches comme le mien.