"Paroles d'historiens"

Publié le 30 janvier 2009 par Jb
Alors que de récentes polémiques ont fait rage autour de l’idée du président Sarkozy de faire un musée consacré à l’histoire de France (en même temps, qu’est-ce qui ne fait pas polémique dans notre société ?), peut-être était-il judicieux de se plonger dans la lecture du n°13 des "Grands dossiers des sciences humaines", proposé par l’excellent magazine Sciences Humaines et intitulé "Paroles d’historiens".
Ce numéro spécial constituait en fait une reprise d’interviews de grands historiens contemporains (français mais aussi étrangers) parues depuis plusieurs années dans le magazine Sciences Humaines. Chemin faisant se dessinait ainsi une certaine idée de la discipline historique, ses enjeux, ses perspectives, ses ambiguïtés.
Qui plus est, ce numéro était introduit par un excellent article de Martine Fournier présentant justement "l’état des lieux" de la recherche historique et de son épistémè, article joliment intitulé : "De quoi hier est-il fait ?".
Martine Fournier montrait ainsi que "l’histoire" n’avait rien d’aussi monolithique que ce qu’on pourrait parfois croire. Non seulement les approches historiques (les croyances, les émotions, la personnalité d’un dictateur, les oubliés de l’histoire…) se sont multipliées, non seulement les écoles et approches historiques (la microhistoire, le genre biographique, l’histoire globale, la sociohistoire, l’histoire culturelle) sont légions et ont, depuis longtemps, fait exploser le paradigme des Annales et sa prétention à faire une "histoire totale", mais il est aujourd’hui établi que la "question de la vérité" en histoire est problématique et épineuse.
Il n’était pas du luxe de rappeler que ce sont des philosophes comme Michel Foucault, Michel de Certeau ou Paul Ricoeur qui, chacun à leur manière, avant les historiens, ont montré que "l’histoire est un récit construit qui a son historicité propre" et que "la connaissance du passé est le produit de l’expérience subjective de celui qui l’étudie et le reflet des préoccupations du temps."
Ce constat, l’excellent Paul Veyne, proche de Foucault, l’a exprimé en son temps (1971) dans Comment on écrit l’histoire, ouvrage du reste mal reçu par la communauté des historiens dont les prétentions à la scientificité étaient alors au plus haut. De façon évidemment polémique, car il n’était pas non plus question de nier les avancées de la méthode historique, Paul Veyne voulait montrer que l’histoire est aussi un récit qui "trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page", bref il insistait (à mon avis à juste titre) sur l’importance de la dimension narrative de l’histoire et, partant, sur sa subjectivité.
Ce qu’il confiait à Sciences Humaines en d’autres termes : "Foucault a démontré que les convictions, aussi fortes soient-elles, doivent être analysées dans leur contexte historique. (…) Il est évident (…) qu’il existe une vérité du passé. Mais il n’y a pas de vocation humaine à s’en tenir à la vérité. (…) Mais – heureusement ou malheureusement ? – la perception de la fragilité de la vérité n’ébranle pas les hommes dans leurs convictions."
Ces réflexions sur l’histoire m’ont fait penser à un passage du Principe de cruauté, de l’excellent philosophe Clément Rosset (dont j’ai parlé à plusieurs reprises sur ce blog, notamment ici et également, par incidente, ici) : "tout comme une vérité historique, une vérité physique est à jamais sujette à caution et à révision. Il n’en reste pas moins que l’historien et le physicien évoquent des faits indubitables, même s’ils sont incapables d’en proposer une version certaine et définitive. Les interprétations de la Révolution française ou de la loi de la chute des corps sont et seront peut-être toujours plus ou moins controversées ; impossible cependant de mettre leur fait en doute, de penser par exemple que la Révolution française n’a pas eu lieu, ou que la chute des corps ne correspond à rien d’observable dans la nature. L’une et l’autre sont vraies : la première quand elle a eu lieu, la seconde quand elle a été conçue. Elles sont vraies dans la mesure elles ont été vraies en leur temps et peuvent ainsi se recommander, comme dirait Hegel, d’un certain ‘moment’ de vérité."
Pour en revenir au numéro spécial "Paroles d’historiens", il est passionnant de lire les opinions de très grands historiens sur leurs travaux et sur les périodes qu’ils étudient, qu’il s’agisse, pour ne parler que d’histoire contemporaine, du nazisme et d’Hitler avec Ian Kershaw, du fascisme et de la France de Vichy avec Robert O. Paxton, de la guerre d’Algérie avec Benjamin Stora ou de l’immigration en France avec Gérard Noiriel.
Dans ce concert, il peut paraître étonnant qu’aucune personnalité ne soit encore "le (la) grand(e) historien(ne)" de mai 68. Sans doute parce qu’encore aujourd’hui, quarante-et-un ans après l’événement, il n’y a pas de vrai ouvrage de référence, ni d’historien de référence, sur cette période. Personnellement j’aimerais qu’enfin une somme solide sorte sur cette question, surtout après que le sémillant Nicolas Sarkozy a déclaré, au moment des présidentielles (j’en avais parlé ici puis ici), qu’il fallait "liquider l’héritage de mai 68".
Toujours est-il que l’histoire a été, est et restera l’objet de paradoxes et d’ambiguïtés, celles-ci s’exprimant plus fortement au moment de certaines commémorations ou de certaines lois votées par le Parlement, mais qu’il serait naïf de ne pas prendre en compte lorsqu’on s’intéresse un minimum à la politique et, plus largement, à la société.