Dans ce billet je relève l'attitude des soignants face à la mort certaine, face à la fin de vie...
Cette nuit, tout se conjugue pour m’empêcher de faire ce que j’avais prévu : le planning de septembre... C’est encore pire que d’habitude. Les incessants revirements de certaines infirmières, vacataires, qui abandonnent leurs engagements aussi facilement qu’elles les prennent, les arrêts-maladie auxquels les soignants n’échappent pas, sans compter les mille et un événements familiaux qui émaillent la vie de chacun, m’obligent à refaire quasiment chaque jour les mêmes démarches pour trouver des infirmières au pied levé, ce qui relève de l’exploit dans une pénurie confirmée, aggravée pendant les vacances d'été...
Bref, le sacro-saint planning des infirmières, en mouvement perpétuel, reste la plaie vive des hôpitaux dont chacun sait que les besoins et les budgets sont, eux, totalement figés. J’en suis là de mes agacements lorsqu’une infirmière m’appelle pour me signaler qu’un de ses patients s’aggrave et que l’interne rechigne à se déplacer.
Ce problème récurrent, qui tient autant de l’inconscience de certains internes qu’à leur fatigue légitime dans les périodes très chargées (ce qui est le cas en ce moment), a toujours besoin d’un peu de doigté pour se résoudre. Je conseille à l’infirmière d’appeler le médecin (il y a chaque nuit un médecin de garde sur place, parfois doublé d’un interne) et me rends dans le service situé dans un autre pavillon.
J’enfourche ma très vieille 4 L pour effectuer les quelques centaines de mètres qui nous séparent et arrive avant le médecin pour constater que l’interne est finalement venu et qu’il a essayé de «vendre» le patient au service de soins intensifs... Le monsieur est effectivement en souffrance respiratoire, il est calme, semble résigné. L’infirmière de l’autre service est venue prêter main forte à sa collègue et elles lui tiennent la main en attendant une décision du médecin.
Je prends connaissance du dossier et constate que la situation s’avère assez désespérée. Cet homme de 84 ans est grabataire, incontinent, présente des séquelles neurologiques d’un traumatisme crânien ancien, est affecté d’insuffisances respiratoire, cardiaque et rénales associées et qu’on lui a posé depuis peu un pace-maker...A première vue, sa vie a assez peu de chances de s’améliorer. Je suis tirée de mes cogitations quand le médecin arrive et décide de le transporter en soins intensifs. Je lui demande si elle est bien sûre que cela vaille la peine... à quoi elle me répond «Evidemment, on a déjà réussi à l’améliorer. En soins intensifs, on pourra l’intuber pour le soulager !»
Je pars, à reculons, chercher l’ambulance (véritable exception culturelle, c’est la surveillante de nuit qui effectue les transferts en ambulance d’un pavillon à l’autre en cas d’urgence vitale, pratique destinée à éviter d’attendre en vain une ambulance extérieure et qui s’est mise en place sur ma proposition...). Le temps de reprendre la 4 L, d’aller chercher les clefs de l’ambulance, de l’amener et la reculer jusqu’à l’ascenseur (ah ! le pari de reculer dans le noir avec un véhicule qu’on ne connaît pas, sans visibilité...), il se passe dix petites minutes avant que je me présente avec mon brancard dans la chambre. Le chargement se fait sans trop de difficultés et le transfert s’effectue rapidement.
Une fois le malade installé dans son nouveau lit, j’attends un moment en soins intensifs, observant le ballet de la prise en charge, écoutant les discussions des médecins, toujours fixée dans mon sentiment de participer à quelque chose de totalement vain. Ma lecture attentive de son dossier m’avait conduite à penser qu’on aurait dû se contenter de le traiter sur place, bien qu’il soit indiqué que la famille désirait que tout soit fait en cas de problème... Il est clair que le garder dans le service revenait à accepter l’idée qu’il puisse mourir, ce qui dans le contexte m’apparaissait comme la plus humaine des solutions.
Evidemment, ce n’est pas dans l’urgence de la situation que l’on peut mener ce genre de réflexion et, si je reste convaincue que quelque chose ne va pas dans cet interventionnisme médical de principe, je comprends pour autant que chacun ait à cœur de régler le problème au mieux à son niveau. La dite «obligation de moyens» et la peur des représailles n’en a pas fini de pousser les soignants à effectuer des gestes que leur conscience ne leur dicterait pas toujours !
Je finis par retourner voir les infirmières qui s’étaient montrées assez surprises de mon peu d’entrain à envisager le transfert. Elles convinrent que le patient leur semblait totalement étranger à son état, comme s’il n’avait plus envie de s’en mêler, et se demandaient ce qu’elles auraient dû faire en la circonstance. Les ayant rassurées sur le bien-fondé de leur attitude - elles n’auraient pu de leur propre chef «choisir» une autre option -, je soulevai néanmoins la question de l’intérêt, pour ce malade épuisé, de ce bouleversement de son environnement au milieu de la nuit. Le peu de bénéfices qu’on pouvait attendre de sa réanimation à ce stade très évolué de ses multiples pathologies, sans compter ses 84 ans qui ajoutaient leur poids au tableau, sont un des sujets récurrent de réflexion des infirmières, rarement partagé avec les médecins.
J’appelai ensuite son épouse afin de la prévenir de l’aggravation et du transfert de son mari. Elle me dit qu’elle n’était pas étonnée car elle trouvait que depuis plusieurs jours il était apathique et semblait n’avoir plus envie de se battre. J’évoquai alors l’idée qu’il était peut être fatigué de son état et qu’il avait le droit de ne plus vouloir continuer à vivre comme cela. Elle me dit alors qu’elle se rendait compte qu’il ne rentrerait plus à la maison et qu’elle viendrait le voir dans la journée. Je lui conseillai d’appeler dans la matinée afin d’avoir des nouvelles sur l’évolution de la situation.
Le matin, avant de partir, j’appelai le chef de service pour lui demander ce qu’il pensait de ce transfert. Il me répondit avec humour qu’une des fonctions de son service était de soulager les angoisses des médecins de garde... Il ajouta alors une citation d’un de ses maîtres : «La réanimation c’est la morphine des médecins»...
Un autre débat, tout aussi politiquement incorrect mais qui aurait le mérite de nous obliger à y réfléchir, serait d’évaluer le coût de cette morphine pour notre sécurité sociale solidaire... On n’a pas fini de voir fleurir des sarkofranchises pour compenser les angoisses des soignants qui augmentent à mesure que croissent les exigences des patients...
• Anne Perraut Soliveres •