Des politiques de la diversité contre les droits de l’Homme ? par E. KAMINSKI

Publié le 30 janvier 2009 par Combatsdh

Partie II : Reconnaissance et respect des droits de l’Homme 

Identité et diversité du moi

Aujourd’hui, nos identités sont multiples au point de fluidifier la perception que chacun a de soi. Même l’individu européen du XVIIIème siècle, encastré dans une société rigide et fortement hiérarchisée, pouvait changer de rôle, et donc « d’identité », en fonction de son interlocuteur et de son histoire personnelle : enfant, homme, serf, père, croyant, etc. La libéralisation politique et le développement des moyens de communication a cependant exacerbé cette tendance dans la mesure où l’individu se déplace davantage, est mis en relation avec plus de personnes, est confronté à des opinions et des milieux plus nombreux et variés qu’il y a trois siècles. Il est paradoxal qu’à l’heure où l’être humain dispose de davantage d’outils pour réaliser sa complexité, certains souhaitent le réduire et le définir par une seule dimension.

A cet argument, certains répondront qu’il suffit d’interroger une personne pour qu’elle se définisse librement elle-même. Cette réponse pose cependant une série de difficultés majeures : est-il plus légitime de demander à un individu de se définir, de se réduire lui-même ? Une forme de violence symbolique ne s’exerce-t-elle pas ici ? L’apport de la psychanalyse, au travers de l’analyse de l’inconscient, devrait également nous amener à questionner la simple possibilité pour un individu de se connaître lui-même[1]. Une telle réduction de l’individu à une dimension risque de le figer pour l’avenir, et de lui interdire d’une certaine manière l’ « apostasie », qu’elle soit religieuse, « ethnique » ou relative à un quelconque trait qui le constitue[2]. Ne pourrait-on pas opposer à cette essentialisation factice de la personne un droit (non-juridique) au devenir ?

Enfin, et surtout, l’identité se crée face à l’altérité, se façonne dans l’échange avec l’autre. Or, quand l’identité réduite à une dimension[3] répond à un vide existentiel, elle peut devenir essentielle à l’individu, vitale.  Il n’y a dès lors qu’un pas à franchir pour que l’affirmation de soi tourne à la haine de l’autre. La spirale de la lutte pour la reconnaissance risque de mener à une véritable décomposition sociale, « au mauvais infini »[4] de Paul Ricoeur, sur la base de sentiments d’appartenance toujours plus nombreux et suscités en réalité pour masquer des conflits de pouvoir politique ou économique. Le déplacement de la problématique complique la possibilité de chercher sereinement une réponse institutionnelle à ces conflits. Il n’est pas question ici de nier l’autre (et l’identité qu’il revendique) ou le conflit toujours possible. Il est en revanche urgent de réfléchir à la manière dont une reconnaissance mutuelle peut advenir sans figer les positions et permettre ainsi la délibération proprement politique.

Combats pour les droits de l’homme publie un nouvel article de réflexion du blog Dignité et droits : Pour une refondation sociétale d’Eric Kaminski.

Nous ne partageons pas nécessairement les opinions de l’auteur notamment sur “l’excellence des conventions ZEP” de Sciences Po Paris. Les actions développées par d’autres IEP (v. notamment ici ou là ) ou l’accueil de tous les bacheliers par des facultés de droit comme celle d’Evry, de Villetaneuse ou de Créteil nous paraissent assurer une promotion sociale bien plus importante et réelle. Mais la réflexion d’Eric Kaminski a le mérite d’ouvrir le débat.

Respecter les droits de l’Homme pour respecter les identités dans leur diversité

Comme nous l’avons écrit dans un précédent article (cf. « Refonder le politique sur les droits de l’homme I : pourquoi les droits de l’Homme ? ) », le respect des droits de l’Homme doit permettre à l’individu, conscient de son pouvoir sur lui-même et l’environnement, d’actualiser son potentiel. Or, la vie d’un individu selon une identité complexe et des traditions particulières, tant qu’elles sont respectueuses de la dignité d’autrui, appartient précisément à ce potentiel. Les droits de l’Homme permettent aux identités de l’individu - seul ou dans le cadre d’un groupe partageant des traits identitaires[5] - de s’épanouir. Le respect des droits de l’Homme, à condition de ne pas limiter ces droits aux seuls droits civils et politiques - comme le fait un libéralisme politique naïf - mais de prendre en considération les droits économiques, sociaux et culturels, doit permettre de guider l’action de l’Etat pour garantir à chacun de pouvoir effectivement mener la vie qu’il souhaite selon l’identité qui lui convient[6].

Nous rejoignons ici la réflexion du prix Nobel d’économie Amartya Sen et son concept de « capability ». Selon cette approche, il n’est pas possible de promouvoir un individu pour ce qu’il est, puisque « nous naissons tous dignes et égaux en droits », mais pour ce qu’il est capable de faire ou non, en particulier dans un contexte politique, social ou économique donné. Il est évident que la naissance dans des conditions économiques et sociales particulières détermine en très grande partie les capacités de chacun pour l’avenir.

Implications juridiques et politiques de la diversité

De la réflexion précédente, on peut déduire qu’une politique de la diversité respectueuse des droits de l’Homme doit agir sur les capacités des individus et non se fonder sur le concept délicat d’identité. Ainsi, il ne serait pas question de promouvoir les homosexuels en tant que tels mais de garantir que tous les individus, y compris les homosexuels, aient la capacité de contracter un mariage ; un « noir » pauvre ne devrait pas être aidé du fait de sa couleur de peau ou de son origine[7], mais précisément parce qu’il est pauvre et que cet état l’empêche de pouvoir se réaliser. L’Etat est tout à fait en mesure de répondre à ces problèmes réels (discrimination, pauvreté, racisme) sans pour autant reconnaître - ou pire, demander à un individu de définir - son identité[8]. Le risque existe évidemment par ailleurs qu’une mesure juridique (mise en place d’une politique de « discrimination positive ») ne constitue qu’un prétexte pour éviter de se saisir des problèmes socio-économiques qui devraient constituer l’axe prioritaire - mais non-exclusif - d’une politique volontariste de lutte contre les discriminations[9].

Concrètement, comment peut-on aller plus loin ? Différents moyens sont à la disposition des gouvernements pour remédier aux injustices aussi bien matérielles que ressenties. Sans entrer dans le détail, nous pouvons en citer un certain nombre :

- la promotion, à des postes politiques importants, de personnes perçues[10] comme d’origine étrangère : cette voie a été adoptée par le Président Sarkozy ; elle implique cependant que les personnes choisies soient également compétentes pour éviter tout effet contre-productif ;

- la mise en place un plan d’action national contre le racisme [11]: un tel projet devrait permettre de réunir dans une réflexion nationale, administration publique, société civile et partenaires sociaux pour définir une politique globale cohérente[12]; la France s’était engagée à adopter un tel plan lors de conférence mondiale des Nations unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance y associée dite de Durban (2001) ; des mesures innovantes pourraient être expérimentées dans ce cadre[13] ;

- des mesures économiques et sociales mieux ciblées grâce à une politique économique résolument redistributive : l’impôt sur le revenu, impôt le plus juste, devrait être revalorisé et les aides sous conditions de ressource développées en particulier en période de fort ralentissement économique ; l’éducation nationale serait également un cadre tout à fait pertinent pour développer massivement les aides à la scolarité (bourses, soutien scolaire) ; les critères objectifs d’une discrimination positive appartiennent au registre économique et social, voire géographique[14] et non « ethnique » ;

- une politique de la ville rénovée : la concentration des familles pauvres - quelque soit leur origine - dans certains quartiers est une des principales sources d’exclusion ; le dernier « plan banlieues » montre que les moyens mis à la disposition par le gouvernement ne sont pas à la hauteur de ce qui devrait constituer une priorité.

Le goût du projet commun tend à renaître en situation de catastrophe, quand le pire nous ramène à l’essentiel. Aujourd’hui, l’alternative, dans un contexte de crise économique qui ne manquera pas d’exacerber les tensions nationales et internationales, se situe entre l’attente de la catastrophe qui permettra une refondation par défaut ou la refondation volontariste du pacte sociétal qui suscitera de nouveau l’envie de construire l’avenir ensemble.

[1] Comme le dit très justement de Judith Butler dans Le récit de soi (2007) : « L’unique histoire que le « je » ne peut pas dire est celle de sa propre émergence comme « je » ».

[2] Cf. Note n°9 du précédent article

[3] Sans se prononcer sur la question de savoir si l’identité, comme l’Etre, ne sont pas que des « erreurs utiles » dans le sens de Nietzsche.

[4] Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance (2004)

[5] cf. Article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique […] la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, […] 

[6] Il n’est pas nécessaire d’entrer ici dans une discussion sur le caractère conscient ou non d’un choix de vie ou d’identité.

[7] Comment définir l’origine ? par la nationalité actuelle, la nationalité de naissance ? le lieu de naissance ? celui des parents ? la couleur de peau ?

[8] La question de la parité entre les hommes et les femmes est d’un autre ordre ; en effet, outre le fait que les femmes représentent au moins la moitié de la population, leur identité de femme repose sur un fait biologique objectif. La question de la reconnaissance des personnes transgenres (qui se considèrent d’un autre genre que celui qui leur est attribué par leur sexe biologique) est évidemment différente.

[9] Il est intéressant de constater de voir que la loi 15 mars 2004 sur le port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques répond à cette même logique d’attention portée aux symptômes, sans considération des causes profondes du développement du port du voile et de signes religieux divers dans certains quartiers. Ce n’est parce que l’on ne reconnaît pas juridiquement l’existence de telle identité que l’Etat doit contrarier les identités : l’identité est une question intime qui n’intéresse pas les autorités tant qu’elle ne conduit pas à nuire à autrui.

[10] De manière nécessairement subjective

[11] cf. Etude et avis de la CNCDH sur la diplomatie et les droits de l’Homme :   http://www.cncdh.fr/article.php3?id_article=578

[12] Il existe en France un grand nombre d’instances en charge de la lutte contre les discriminations (HALDE, CNCDH, Comité interministériel de lutte contre le racisme, Haut Conseil pour l’intégration…) qui, comme trop souvent, travaillent trop peu ensemble.

[13] Les tests de discrimination (dits « testing ») ont reçu une consécration législative (Article 225-3-1 du code pénal), après avoir été admis par la jurisprudence de la chambre criminelle de la cour de cassation comme moyen de preuve en matière de discrimination raciale ; la pratique du CV anonyme, si elle ne résout pas tous les problèmes de recrutement des personnes d’origine étrangère, répond partiellement à cette question.

[14] A l’instar de l’excellente politique de recrutement de Sciences po en ZEP (qui n’est encore une fois, qu’une réponse trop partielle) ou de politiques en faveur des collectivités d’Outre-mer.