“Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux”

Il est midi lorsque je descends dans la rue jeudi. Le soleil est encore un peu voilé, mais il ne tarde pas à éclater de lumière… Le cortège vient de passer la porte de Bourgogne, en bas du Cour Victor Hugo. Il y a du monde. Beaucoup de monde.

Je commence à marcher le long des quais, marque un arrêt et contemple la foule devant moi. Un long cortège dont je ne vois pas le bout s’étend le long des voies du tramway. Les slogans fusent, les bannières aussi. “Non à la pauvreté, oui à la dignité“, “pour le pouvoir d’achat“. Je croise en premier lieu des ouvriers, puis des infirmières, des profs, des étudiants, des ouvriers encore. Ford, Air France, plusieurs banques, les CHU, les hôpitaux…

Devant moi un enfant de 6/7 ans, un grand drapeau à la main. Sa mère n’est pas loin et sa grand-mère le prend en photo. Comme pour marquer le temps, pour lui montrer… “on fait ça pour leur avenir“.

Je commence à m’avancer un peu, à rebrousse-poil, réalise que je suis vêtue de rouge moi aussi. A bien y repenser… La première fois que j’ai manifesté, c’était en 1995. J’avais 14 ans. Lycéenne, je me souviens que le climat social n’était déjà pas très en forme. La seconde grosse manif, c’était en 2002, lorsque Le Pen est arrivé au second tour des présidentielles. En famille, avec mes parents, nous nous révoltions comme de nombreux autres français : comment en étions-nous arrivés là ? Ensuite… ensuite ce fût plus calme, étant à l’étranger je me souviens que les amis écossais me demandaient pourquoi en France nous manifestions autant. “Human rights… know that?;-)” répondais-je avec un accent frenchy… Puis, il m’est arrivé d’aller à Neuilly avec la France qui se lève tôt, une casserole à la main, à 6h du matin. Je me souviens aussi du 1er avril 2007, lorsque Nicolas Hulot avait incité les convaincus à le rejoindre au Trocadéro. C’était avant les présidentielles. Après, je me souviens de ce long cortège silencieux, croisé par hasard le soir des résultats place Gambetta à Bordeaux. FO était en tête, beaucoup de jeunes suivaient, comme abasourdis. Oui, c’était Sarkozy.

Et oui.

A chaque fois l’élan des manifestations me fait le même effet : des larmes me montent aux yeux. C’est beau de sentir la solidarité, la capacité des êtres à se mouvoir ensemble pour défendre une cause et exprimer un souhait commun. En l’occurrence hier, tous ces manifestants étaient là pour marquer leur ras-le-bol contre la vie chère, le manque de pouvoir d’achat, les inégalités, et tant d’autres choses… C’est triste d’en arriver là.

“Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux”…

Les bannières sont à l’image du ressenti, donnent cette impression de décalage, cette “France du haut” par rapport à cette “France du bas” comme dirait l’autre.

Je parle avec ma boulangère sur le marché bio qui est là le jeudi matin au bout des quais et lui dis que je n’ai jamais vu une telle mobilisation, en tout cas à Bordeaux. “ça ne m’étonne pas” me dit-elle, “vous savez, j’ai 3 enfants, et chaque mois c’est pareil. Je ne peux pas me faire plaisir, car après l’assurance pour la maison, l’assurance pour la voiture, les factures de gaz, d’électricité, le téléphone, l’essence, etc… je n’ai pas le droit de tomber malade, je ne peux pas partir en week-end ni même en vacances. Alors à force, c’est dur, je les comprends !…“

Je repars dans l’autre sens après avoir pris un peu de beurre… la Garonne est sale, en surface flottent de nombreux morceaux de bois… Restes de la tempête de samedi. Je regarde à ma droite et m’arrête contempler et approuver encore les manifestants… Je suis contente de voir qu’en France existe encore un esprit de tempête… Les temps sont durs, la crise est exceptionnelle. Proche de la révolte comme disent certains. L’eau qui coule sous les ponts permet d’oublier paraît-il. A voir le bois en surface je me dis que ce n’est pas encore le cas… Loin de là.

++ Liens ++

Quelques témoignages sur le site du Monde