C'est ce qui s'est passé samedi dernier. Les quelques minutes passées dans l'habitacle de notre voiture m'ont permis d'entendre Gisèle Halimi s'exprimer à l'antenne. Je suis loin de partager toutes ses opinions, que ce soit dans son combat pour le féminisme que je trouve, par certains côtés, trop radical, ou dans son approche du journalisme. Mais après avoir raconté à quel point elle avait mal vécu son avortement, elle a dit une chose essentielle : « le corps n'est pas un objet, mais un sujet ».
Cette phrase peut paraître anodine. La plupart des personnes qui l'entendront pourront même y répondre par un "évidemment" de bon aloi. Bien entendu le corps n'est pas un objet, le premier fait partie du vivant tandis que le second est inanimé. Et même si Lamartine les interroge pour savoir s'ils ont une âme, les objets, par définition, ne font pas partie de la condition humaine. Mais alors pourquoi cette phrase résonne-t-elle en moi comme une nécessaire mise au point ? Sans doute parce qu'il y a souvent un gouffre entre la théorie et la pratique. Et que malgré toutes ces belles considérations, le corps est encore trop souvent traité comme un objet. Les exemples ne manquent pas, mais celui du corps de la femme est particulièrement frappant, surtout dans la façon dont sa dimension procréatrice est abordée par un autre corps, médical celui-là.
Accouchement, échographie, toucher vaginal, césarienne, interruption volontaire de grossesse, insémination artificielle... Tout au long de la vie d'une femme, son corps est susceptible de subir bien des actes médicaux en rapport avec son désir d'être mère, ou de ne pas l'être. Alors comment concilier le médical et l'humain, l'artificiel et l'organique, le geste technique et le vécu affectif ?
C'est malheureusement une des conséquences de la culture médicale occidentale. Pour la médecine dite moderne, le corps du patient n'est pas seulement un objet séparé de la personne qui l'habite, il est un assemblage d'objets. Chaque partie du corps, chaque symptôme parfois, est pris en compte individuellement, sans nécessaire relation avec le reste du corps, et encore moins avec le psychisme du patient. Le point culminant de cette "objetisation" est atteint lors des actes médicaux qui nécessitent l'immobilité du corps. Privé de liberté dans ses mouvements, le patient se sent aussi privé de son libre-arbitre. À l'inverse, le sentiment de pouvoir, de toute-puissance du soignant est alors renforcé. Ce ne sont là que des tendances, des conditions qui favorisent l'attitude de l'un et de l'autre. Mais encore faut-il en avoir conscience pour ne pas y céder.
Quand le patient est une femme enceinte, le sentiment de supériorité du médecin est encore plus fort. Et il ne s'agit pas là d'une quelconque affaire de machisme, la chose est aussi vraie quand le médecin est une femme. C'est juste que la santé de la femme enceinte dépasse sa propre personne, elle inclut par nature une autre vie que la sienne, celle de l'enfant à venir. Au nom de cette réalité, la plupart des médecins s'emparent du corps de la femme enceinte pour ne plus le considérer que comme un ventre. Un ventre est certes un élément du corps, du vivant... mais il n'appartient déjà plus vraiment à sa propriétaire puisqu'un locataire y a élu domicile. Bien sûr, tout cela est la plupart du temps inconscient. Et c'est bien pour cela que le processus est pernicieux. Comment remettre en cause une pratique quand on n'a pas conscience des mauvaises raisons qui la motivent ?
Mais le corps médical n'est pas seul en cause. Si beaucoup de ces représentants ont pu continuer pendant longtemps à "objetiser" le corps de la femme enceinte, c'est que les protestations n'ont pas été légion. Si l'on exclut la pratique de l'IVG qui, en raison de son illégalité, n'a laissé aucune voie à la contestation jusqu'aux années 70, ce silence des femmes tient à mon sens à deux raisons principales. Pendant longtemps, le caractère éminemment intime de la maternité n'a pas permis à chaque femme de prendre conscience de l'anormalité de ce qu'elle vivait. Comment se révolter contre une injustice lorsqu'aucune référence ne permet de savoir qu'il existe une autre voie, une autre façon de faire ? Et même pour celles qui, d'une manière ou d'une autre, comprenaient que cette violence ne devait pas être incontournable, la solitude était bien souvent la pire des dissuasions.
Autre raison de ce long silence : la peur pour la santé de l'enfant. Le savoir, médical en l'occurrence, a été sacralisé dans notre société. Si bien que face à lui, l'instinct et le ressenti n'ont jamais pesé bien lourd. Même ceux d'une future mère. Les médecins en ont toujours été convaincus bien sûr, mais les femmes enceintes aussi. À partir du moment où l'une d'elle se retrouvait face à une blouse blanche, il était implicite qu'elle s'en remettait totalement à lui. Après tout, c'est lui qui a fait des études, c'est lui qui sait interpréter les examens médicaux, c'est lui qui possède le savoir, lui le détenteur de la parole divine. En un mot, c'est lui Dieu. Et lorsqu'une curieuse se risquait à demander ne seraient-ce que les motivations d'une décision, elle était vite ramenée à plus de docilité par des arguments "massue" du type : « Vous savez qu'en cas de complications, votre enfant risque gros ?! »
Conditionnés par des décennies de faces-à-faces de ce type, les obstétriciens ont longtemps eu un sentiment de toute-puissance, encore plus développé sans doute que chez les autres médecins. Mais aujourd'hui les choses changent. Certaines femmes reprennent confiance en leurs compétences, en leur capacités à savoir ce qui est bon pour elles et pour leurs enfants. Il n'est pas question pour elles de se couper du progrès médical et de l'utilité qu'il peut avoir... juste d'affirmer que les deux sont complémentaires, que s'il n'est pas sérieusement envisageable de mener une grossesse à terme sans un suivi médical minimum, il n'est pas plus souhaitable de le faire sans que le ressenti, le désir, la parole de la femme enceinte soit écoutés et pris en compte. Sans que son corps soit considéré comme sujet. Savoir médical et ressenti humain ne doivent pas être opposés l'un à l'autre, pas plus que santé physique et bien-être psychique qui ne doivent pas être recherchés l'un au détriment de l'autre, mais de concert.
Certains médecins vivent mal ce qu'ils voient comme une remise en question de leur autorité, de leurs compétences. Ils se braquent, créant un fossé de non-dit et d'incompréhension entre eux et les femmes dont ils suivent la grossesse. Certaines d'entre elles choisissent d'aller voir ailleurs, espérant trouver une oreille plus attentive; d'autres, leur confiance dans le corps médical définitivement émoussée, préfèrent s'en éloigner pour mettre leur enfant au monde sans aucun suivi. Elles ne voient pas d'autres moyens pour se réapproprier leur corps, leur grossesse, leur maternité et aborder sereinement la naissance de leur enfant. Pour compréhensible qu'elle soit, cette démarche n'est pas sans risque. Mais cette défiance vis-à-vis de la médecine, elle ne l'ont pas choisie. Elle est la conséquence directe de leur expérience, des moments au cours desquels elles ont eu l'impression de ne plus être qu'un objet. Objet de discussions, objet d'examens, objet de désaccords éventuels. Et il est vain de chercher à quelle réalité fait écho ce ressenti. La question n'est pas là. Dans tout ce qui touche à l'humain, prétendre toucher du doigt une réalité objective est illusoire. Et la façon dont les événements ont été vécus est au moins aussi importante, si ce n'est plus, que les évènements eux-mêmes.
Parmi les témoignages de femmes qui ont mal vécu la prise en charge de leur grossesse par le corps médical, les mêmes mots reviennent souvent : être actrice de sa grossesse plutôt qu'en être dépossédée, vivre son accouchement plutôt que le subir, être informée plutôt que dirigée. En somme, être sujet plutôt qu'objet. C'est essentiel, mais l'idée a encore du chemin à faire dans bien des consciences.