Le 15 décembre 1892, paraît dans le n° 88 de la Plume, signé d'Yvanhoë Rambosson, un article sur Harold Swan, écrivain franco-britannique, personnage étrange, alcoolique, flegmatique comme un anglais, baudelairien comme tout le milieux symboliste, des terrasses du Boulevard Saint-Michel au nuits des Halles. Harold Swan est l'auteur de Falling Stars, Nocturnes et Propos épars, il collabore à l'Ermitage, fréquente Moréas, Stuart Merrill, est fortement influencé par Adolphe Retté avec qui il écrit des oeuvres extravagantes. A y lire de plus près, la biographie du fils de l'ancien membre des Communes pour le bourg de Brandy-wine, fréquentant les plages enneigées, est un canular. Rambosson écrit cet article pour donner plus de vérité à un personnage créé par Adolphe Retté, qui depuis quelques temps publie poèmes et articles sous le pseudonyme d'Harold Swan. Les lecteurs de la Plume furent-ils dupe de la supercherie, il semble que l'article tient plus de la « Private joke » que d'une véritable volonté de donner vie à un auteur fantôme.
Après avoir adopté le pseudo de Swan, Adolphe Retté, dont je ne conterais pas aujourd'hui la vie confuse et mouvementée, s'installera à Guermantes...
Harold Swan
C'est un homme singulier que je rencontrai de façon singulière. Il est des gens qu'on ne rencontre pas autrement.
Je m'étais pendant l'hiver de 1891 exilé pour un mois sur une grève normande, un trou. Un jour de neige, me promenant sur la plage, je vis qui arpentait en sens opposé du mien un homme jeune, vêtu avec beaucoup plus d'élégance que ne le comportait l'endroit. Comme nous nous croisions, il s'arrêta brusque et raide, comme au port d'armes et me jeta à brûle-pourpoint, avec un salut d'une stricte correction : « Vous devez être un poète, monsieur, pour que ces lieux vous plaisent à cette époque et à cette heure ? » - « Peut-être » répondis-je. - « Oh ! » s'étonna-t-il. Puis il proféra : « Bonjour, Monsieur » et, saluant plus correct encore, reprit sa marche, me laissant fort interdit.
Ce n'est qu'à Paris que je le rencontrai de nouveau et que nous fîmes plus intime connaissance.
Harold Swan est né à Swan-Castle, dans le Hampshire, le jour de la Christmas de 1866. Son père, ancien membre de la Chambre des Communes pour le bourg de Brandy-wine, était gentleman-farmer et sa mère, qui manifestait pour Keats et Shelley une grande admiration, une institutrice française épousée un peu sur le tard.
Le jeune Harold, confié à un moine dominicain en reçut, en Ecosse, la première éducation. Plus tard il étudia à Eton et à Cambridge, s'y montrant fort mauvais élève passant ses journées au lawn-tennis ou en canot. La nuit, il lisait Shakespeare et Poe.
A Londres, où il vint ensuite, il perdit un temps considérable dans tous les gril-room et les gin-palace ; il y fit la connaissance de quelques artistes et fréquenta notamment M. Oscar Wilde dont les conversations l'incitèrent à quelque littérature. Mais son esprit aventureux ne laissait pas encore de répit à ses méditations. Il avait vingt ans et partit pour la Belgique. Il en rapporta cette unique impression précieusement consignée dans ses notes : « C'est un pays très plat. »
Il tourmenta quelques temps son père afin que ce vieillard lui achetât une commission d'enseigne dans l'armée des Indes, puis renonça brusquement à ses projets belliqueux et se mit à noircir beaucoup de papier. Plusieurs années il habita Swan-Castle ; dans une retraite absolue, il travaillait passionnément. Enfin, pris du désir de connaître la France, en novembre 1891 il partit pour Paris où – sauf deux voyages en Normandie et dans les Ardennes – il est resté depuis.
La figure jeune et énigmatique, le front haut, les yeux un peu dédaigneux derrière le binocle, à partir de six ou sept heures du soir – moment où il se lève pour l'apéritif – on le voit passer sur le Boulevard St-Michel, sévère d'allure , toujours vêtu de noir sur un linge méticuleux et paraissant considérer les gens du haut de son ennui.
A son restaurant accoutumé, près de l'Odéon, s'il est seul, il s'informe auprès du garçon des faits du jour, ayant l'horreur d'ouvrir un journal. S'il s'y rencontre avec M. Moréas, au grand désespoir de celui-ci, il l'entretient d'histoires macabres et romantiques ou lui vante les mystères d'Eleusis : devant M. Merrill qui prétend abominer Shakespeare, il glose interminablement sur Hamlet, et lorsqu'arrive M. Retté, pour marquer son mécontentement, il lui propose des charades insolubles.
Très froid, riant rarement, souriant encore plus rarement, il coupe de longs silences par des paroles brèves, qu'il laisse tomber flegmatiquement.
Il dit des femmes : « Ce sont de petits animaux très bien » et ne les fréquente charnellement, que « lorsque ce vieux monstre de Nature crie par trop fort du fond de ses instincts bestiaux ».
Si l'on parle religion, il explique : « Le bon Dieu, c'est un vieux monsieur très bien » ; sociologie, il affirme : « Tout le monde a virtuellement cent mille francs de rente. »
Ses opinions esthétiques : « La musique c'est de l'opium de qualité inférieure ; la peinture, j'aime mieux la rêver ; la littérature, un passe-temps contre le spleen ». Sa philosophie : « Il faut jouer de mauvais tours à la Vie tout en évitant qu'elle vous rende la pareille. »
Il a une devise : « I give all ; specially myself. »
Après le dîner il disparaît mystérieusement. Malgré le peu d'estime réciproque que se témoignent M. Retté et lui, ils sortent souvent ensemble : comme une fatalité les pousse à perpétrer de compagnie d'effroyables calembours et à collaborer pour des oeuvres extravagantes – d'ailleurs aussitôt détruites.
Le quartier latin le voit revenir vers deux heures de ses expéditions suspectes, portant son chapeau haut de forme légèrement incliné sur l'oeil gauche, exhalant une odeur d'alcool anglais et déclamant des distiques de ce genre :
Le Kanguroo que l'on exile d'Australie,
S'il épouse un tapir, hélas ! Se mésallie.
Puis il va finir la nuit aux Halles, où il hante l'établissement du Père tranquille en société de Robert Sherard, de Corbier et de plusieurs poètes.
Huit heures du matin venues, il rentre se coucher dans sa chambre d'hôtel où pas un livre ni rien pour écrire (il travaille au café). Dans cette pièce banale pas même un tableau ou une gravure : il n'y est que pour dormir.
Harold Swan a publié en anglais un volume de vers et de poèmes en prose : Falling Stars dont il déclare que c'est « une petite chose singulièrement fatigante ». Ça et là, au hasard des Revues, mais surtout à l'Ermitage, il a éparpillé : Propos épars, articles humoristiques qui l'ont fait de suite remarquer et Nocturnes selon Paris où il se montre très influencé par le Thulé des Brumes d'Adolphe Retté. Dans ces Nocturnes, il note avec un charme bizarre les sensations de ses mille et une nuits déambulatoires. Harold Swan est surtout un homme et une âme étranges. Dans un temps où tout le monde est taillé sur le même patron comme les vêtements de la Belle-Jardinière, cela mérite au moins l'attention.Yvanhoë Rambosson
Yvanhoë RAMBOSSON (1872-1943) : Poète (Le Verger doré, 1895 - La Forêt magique 1898 - Actes 1899 - Le Coeur Ému 1905) et critique d'art (notamment au Mercure de France, il est aussi l'auteur de recueils comme La Fin de la vie - Le Nu d'après nature et une monographie de Jules Valadon, dans les années 1930 il s'intéressera plus particulièrement à l'art décoratif), il fonde le Salon d'Automne en 1903. "M. Rambosson a [..] un sens extraordinaire des choses inexpliquées et hallucinantes" Stuart Merrill pour le Verger doré.