Ce très court texte de Julio Cortàzar, un écrivain argentin dont je viens
de me procurer un recueil de nouvelles intitulé
"Cronopes et Fameux", pourrait résumer à lui seul bien des choses que
j'ai écrites ici sur notre sujétion à la technique. Je n'ai pas eu beaucoup de
temps pour écrire dans ce blog ces derniers mois, au point de caresser l'idée
de mettre ce projet entre parenthèses; mais ceci devra au moins attendre la
publication de ce texte savoureux. Bonne lecture. (Pour le plaisir de lire, j'y
adjoins la nouvelle suivante, encore plus brève).
Penses-y bien : lorsqu'on t'offre une montre, on t'offre un petit enfer
fleuri, une chaîne de roses, une geôle d'air. On ne t'offre pas seulement la
montre, joyeux anniversaire, nous espérons qu'elle te fera de l'usage, c'est
une bonne marque, suisse à ancre à rubis, on ne t'offre pas seulement ce
minuscule picvert que tu attacheras à ton poignet et promèneras avec toi. On
t'offre – on l'ignore, le plus terrible c'est qu'on l'ignore -, on t'offre un
nouveau morceau fragile et précaire de toi-même, une chose qui est toi mais qui
n'est pas ton corps, qu'il te faut attacher à ton corps par son bracelet comme
un petit bras désespéré agrippé à ton poignet. On t'offre la nécessité de la
remonter tous les jours, l'obligation de la remonter pour qu'elle continue à
être une montre ; on t'offre l'obsession de vérifier l'heure aux vitrines
des bijoutiers, aux annonces de la radio, à l'horloge parlante. On t'offre la
peur de la perdre, de te la faire voler, de la laisser tomber et de la casser.
On t'offre sa marque, et l'assurance que c'est une marque meilleure que les
autres, on t'offre la tentation de comparer ta montre aux autres montres. On ne
t'offre pas une montre, c'est toi le cadeau, c'est toi qu'on offre pour
l'anniversaire de la montre.
Instructions pour remonter une montre
Là-bas au fond il y a la mort, mais n'ayez pas peur. Tenez la montre d'une
main, prenez le remontoir entre deux doigts, tournez-le doucement. Alors
s'ouvre un nouveau sursis, les arbres déplient leurs feuilles, les voiliers
courent des régates, le temps comme un éventail s'emplit de lui-même et il en
jaillit l'air, les brises de la terre, l'ombre d'une femme, le parfum du
pain.
Que voulez-vous de plus? Attachez-la vite à votre poignet, laissez-la battre en
liberté, imitez-la avec ardeur. La peur rouille l'ancre, toute chose qui eût pu
s'accomplir et fut oubliée ronge les veines de la montre, gangrène le sang
glacé de ses rubis. Et là-bas dans le fond, il y a la mort si nous ne courons
pas et n'arrivons pas avant et ne comprenons pas que cela n'a plus
d'importance.