Tous les jours, la même attente.

« Vers la mi-janvier, après des chutes de neige qui rendirent les chemins tout à fait impraticables, le temps s'éclaircit, et un avion de reconnaissance allemand, à l'heure du déjeuner, remonta la vallée de la Meuse. Ce n'était qu'une minuscule paillette argentée, très ralentie par la distance, qui brillait par instants dans le soleil ; une traînée languide de flocons globuleux le suivait à bonne distance, qui venait éclore l'un après l'autre dans son sillage avec un « plop » cotonneux et mou. Le spectacle ne parut à Grange nullement guerrier, plutôt ornemental et gracieux : si régulièrement les éclatements s'espaçaient l'un derrière l'autre, on eût dit que le bleu de la matinée claire était fleuri à petits coups par un plantoir céleste. L'avion revint presque jour pendant une semaine. Grange pensa que la neige rendait les terrassements en cours sur la position de la Meuse plus visibles, et qu'on en profitait pour photographier. A l'heure du café, dans le blockhaus, le bizarre ronflement inégal faisait pointer d'un coup toutes les têtes aux fenêtres. « Ce coup-ci !... » marmonnait Gourcuff en clignant vers l’avion un regard oblique. Il s'abritait drôlement les yeux avec son casque, soi-disant contre le soleil, en réalité par crainte des menus éclats qui faisaient parfois tinter les ardoises de la maisonnette. Mais la D. C. A. ne faisait mouche : c'étaient des tubes de 75 vétustés qui avaient canardé les taubes de la dernière guerre. « Vieux matériel !... » faisait Olivon, impartial et dégoûté, en reprenant sa tasse. On entendait encore un moment par très les « plop » onctueux et gras, plaisants à l’oreille, ensemencer le bleu calme, avec le tempo retenu d’une salve officielle. »

Julien Gracq. Un balcon en forêt. Ed. Gallimard