Haut-Marbuzet: rencontre magique avec Henri Duboscq

Par Eric Bernardin

Notre histoire avec Haut-Marbuzet démarre en été 2005: entre deux visites dans des châteaux du Médoc, nous décidons de faire un petit détour par ce château où l'on peut déguster sans rendez-vous. Lorsque nous arrivons, l'un des fils du propriétaires est occupé avec des clients. Nous patientons. Il nous sert un premier verre (du Chambert-Marbuzet), puis repart préparer une facture. Au bout de cinq minutes, voyant que nos verres étaient vides, il nous sert un deuxième verre (du Haut-Marbuzet) puis redisparaît pour charger des cartons dans le coffre d'une voiture. Le vin a une déviation aromatique importante. Mais nous n'avons personne à qui le dire. Nous attendons encore 5 minutes. Toujours personne. Nous décidons de repartir, déçus et un brin exaspérés. Fin du premier épisode.

En août 2006, une personne témoigne sur le forum La Passion du Vin d'un problème concernant l'accueil à Haut-Marbuzet. Je confirme alors qu'il y a un malaise: j'ai eu un problème similaire l'an passé. L'un des participants au forum, ami de longue date du propriétaire, Henri Duboscq, nous conseille alors d'écrire à celui-ci. Il est persuadé que celui-ci fera un geste pour se faire pardonner. J'y vais donc de ma plus belle plume pour écrire à cet homme. Quelques semaines plus tard, je reçois une lettre d'une élégance qui se fait rare. Je me permets de vous la reproduire ici, car elle mérite la lecture (et qu'il n'y a rien de confidentiel dans celle-ci):

Monsieur,
On dit toujours trop de bien ou trop de mal du Château HAUT-MARBUZET. Ainsi, j'ai joui des honneurs de l'exagération.
Je crois n'avoir pas mérité tout le bien. Je sais que je ne mérite pas tout le mal décrit dans votre lettre. Et pourtant! Si j'étais vous, je serais encore plus déçu que vous ne l'êtes, face à tous les désagréments que vous avez endurés durant votre visite.
Il en est comme ça des rencontres qui peuvent faire croire qu'elles n'étaient pas dans la logique de Dieu. Heureusement, vous m'écrivez et peut-être, allons-nous donner une deuxième chance à la destinée.
C'est avec plaisir que je vous recevrai quand vous serez dans le Bordelais. Ensemble, nous tancerons mon fils, mes hôtesses et mon vin. Je suis sûr que sous notre bienveillante autorité, ils se sublimeront et peut-être, se feront pardonner.
En cet espoir, je vous assure, Monsieur, de mes sentiments attentifs à vous satisfaire.

Cette lettre (superbe, non?)  annonce la fin du deuxième épisode.

Eté 2007: nous décidons de refaire un petit tour dans le Médoc. Je me souviens de la proposition d'Henri Duboscq de réparer l'outrage. Je lui écris donc une petite lettre lui expliquant que nous aimerions bien le rencontrer. Rendez-vous est pris pour le 17 août à 16h00. Après avoir passé la matinée avec Didier Michaud du Château Planquette et déjeuné avec lui et sa femme au Café Lavinal,  nous arrivons à 15h15 à Haut-Marbuzet. Cela nous laisse le temps de nous ballader dans les vignes, de goûter le raisin déjà bien mûr, de prendre des photos, d'apprécier cette belle journée ensoleillée.

16h00: on y est! Nous poussons la porte de l'accueil, et nous nous faisons annoncer. Ce que nous ne savons pas encore - Henri Duboscq nous l'avouera plus tard - c'est que nous faisons alors l'objet d'une observation attentive de tous les acteurs de ce domaine, y compris lui (notre lettre de l'an passé fut un véritable coup de tonnerre dans ce microcosme). Il sont rassurés sur notre apparence et notre attitude. Ils s'attendaient à des "contrôleurs fiscaux" (sic): nous avons l'air sympa, ouf!

C'est son assistante qui travaille avec lui depuis des décennies qui se charge de nous faire visiter le domaine. Nous commençons par monter sur un promontoire construit par Monsieur Duboscq pour permettre à ses visiteurs d'observer l'élément le plus important à ses yeux: le terroir. L'air de rien ce domaine est situé entre Montrose (dont on aperçoit les bâtiments sur la photo ci-dessous) et Cos d'Estournel (dans le fond de la photo suivante).

Elle nous raconte avec beaucoup d'émotion l'histoire du domaine. Celle des Mc Carthy qui l'ont créé il y a plusieurs siècles. Et qui sera finalement morcelé pour cause de succession. Puis l'histoire du père d'Henri Duboscq: d'abord berger dans le Gers, il passe son certificat d'études, et rentre à la SNCF. Des années plus tard, il devient chef de gare. Celle-ci est au milieu des vignes. Il comprend qu'il ne restera pas à la SNCF: il sera vigneron! L'une des parcelles (7ha) des Mc Carthy est à vendre. Il l'achète en 1952. Dès que des rentrées le permette, il rachète une nouvelle parcelle. Puis une autre. Si bien qu'aujourd'hui, le domaine de 75ha a quasiment repris sa taille initiale.

Le père a transmis le virus à son fils. Celui nous racontera plus tard qu'à 20 ans, il osait tout pour faire connaître le domaine. Entre autres, il prend des rendez-vous chez tous les médecins de la région comme un patient ordinaire. Lorsqu'il rentre dans le cabinet, il donne son nom (Henri Duboscq), son adresse (Château Haut Marbuzet) et lorsque le médécin lui demance ce qu'il a, il lui dit qu'il vient lui présenter son vin! Beaucoup le mettent dehors avec pertes et fracas, mais d'autres tombent sous le charme de ce jeune homme intrépide. Et commandent une caisse de Haut-Marbuzet 1961 (heureux hommes)!

Mais revenons à notre visite. Nous passons maintenant au chai. Et là, rien de très impressionnant: des cuves ciment déjà là avant l'arrivée des Duboscq, un pressoir quasi-centenaire, et quelques cuves en bois achetées il y a quelques années.

Seule concession à la modernité: une thermo-régulation des cuves. Mais d'où vient donc l'image de précurseur de Haut-Marbuzet? Réponse ci-dessous:

Des barriques neuves. Oui, et alors? Tout le monde fait ça, non? Il y a 25 ans, Haut-Marbuzet était le seul à oser le faire. Et cela avait plu à un jeune avocat nommé Robert Parker qui dira de ce vin qu'il est "out of this world". Le négoce bordelais apprécie beaucoup moins. Il est rejeté, car incompris. Qu'importe, il s'en passera en vendant directement au particulier. Encore aujourd'hui, ce domaine vend 65% de sa production en direct à 18.000 clients.

Actuellement, alors que la plupart des grands domaines font une course à l'équipement et à la concentration, Henri Duboscq continue de faire le vin qu'il aime, équilibré et d'une grande buvabilité. Il est devenu un classique en gardant le style qui avait tant défrayé la chronique...

Nous goûtons le 2006 encore en barrique: nez sur la framboise, la mûre et les épices. Bouche fruitée, mûre, veloutée, rafraîchissante. Le bois ne se fait sentir que par une petite amertume finale. Vraiment très agréable! Cette dégustation faite, nous rentrons au château pour rencontrer enfin le maître des lieux.

Nous sommes amenés dans une grande salle de réception/dégustation. Henri Duboscq nous accueille avec un grand sourire. Il me parle de suite de la loi de Pareto qui veut que pour 80% de clients satisfaits, il y ait 20% d'échecs. Et que je suis l'Echec par excellence, puisque j'ai cumulé tous les problèmes lors de ma dernière visite. Je lui réponds qu'elle fonctionne aussi pour ma journée de juillet 2005: 80% de visites excellente, et un échec: Haut-Marbuzet. Mais que c'était finalement une bonne chose: nous nous rencontrons! Grands sourires. L'atmosphère est détendue. Trois heures de discussion démarrent, passionnantes, passionnées, accompagnées de quelques bonnes bouteilles :o)

Nous démarrons avec un 2004. Henri Duboscq espère qu'elle saura rattraper celle qui m'avait tant déçue. Ouf, elle sent bon! De doux parfums s'échappent du verres: fruits rouges et noirs, pain grillé et moka.  Le vins est ample, avec une matière douce, délicate, aiguisée par une acidité qui donne de la fraîcheur et de l'éclat au vin. Ce vin n'essaie pas d'imposer quoi que ce soit: juste fait pour être bu. Et rebu. Car on a du plaisir à replonger le nez dans le verre. Reboire une gorgée. Un autre verre.  Ce vin sert d'exemple au maître des lieux pour expliquer sa philosophie: faire des vins qui donnent du plaisir au consommateur dès leur jeunesse, mais qui tiennent aussi dans le temps. Mais faire aussi des vins de gastronomie, afin qu'ils accompagnent un plat sans l'écraser par sa puissance et sa concentration. Et de là, il nous raconte une anecdote surréaliste. Il y a une quinzaine d'années, lors d'une soirée mondaine, il s'est retrouvé avec Brigitte Nielsen sur les genoux, complétement pompette. Cela aurait peut-être pu faire rêver nombre d'hommes, mais lui a été effaré par le côté artificielle de la personne, trop parfait. Les cuisses étaient en béton armé, et il ne pouvait qu'imaginer que le reste était à l'identique. Bref, un certain modèle de perfection, mais qui n'éveille aucun désir tellement c'est too much!

Nous passons au 2005: en préambule, Henri Duboscq nous dit que c'est son millésime le plus réussi en 40 ans de métier. Et je veux bien le croire: le nez a un charme pas possible, sur des notes de cassis, d'encens, de cèdre et de moka. La bouche est somptueuse, avec une trame dense, des tannins veloutés, une grande profondeur. Vraiment superbe! Mais pas "too much": pas hyper concentré, pas de liquide noir et opaque dans le verre. Du vin, quoi ;o)

Nous sommes déjà sous le charme des vins et de l'homme. Mais celui-ci veut nous achever: il nous demande si nous voulons goûter un vin plus ancien afin de voir son évolution dans le temps. Ce n'est évidemment pas de refus. Il revient avec un 1989. Qu'il goûte. Puis carafer avant de nous en servir un verre. La robe est très évoluée, assez fluide (elle se densifiera et reprendra quelques couleurs à l'aération). Mais le nez est déjà séduisant: rose fanée, pivoine, truffe, humus... La bouche est ronde, assez ample, avec une matière plutôt légère mais dense en même temps, prégnante. L'acidité remarquée dans le 2004 est là aussi et structure le vin, l'amplifie, et donne l'impression que le vin a l'éternité devant lui. Bref, ce vin a beaucoup de charme, et celui-ci ne fera que grandir dans l'heure qui suivra.

Nous parlons de l'évolution des vins, de leurs prix, du rôle des critiques. Il nous explique que le prix de son vin a très peu évolué. Plus cher que son voisin Cos d'Estournel il y a 20 ans. Il est aujourd'hui trois ou 4 fois moins cher. Et cela ne va certainement pas s'arranger avec les travaux monumentaux qui sont faits à Cos: un chai à étages multiples qui permettra de ne pas utiliser de pompes de l'arrivée de la vendange jusqu'à la mise en bouteilles. Celles-ci seront remontées à la surface avec un ascenseur.

Il nous citait également d'autres exemples chez ses voisins. Rien n'est trop beau, et il faut faire toujours plus pour ne pas rester à la traîne. Tout ça pour récupérer la note la plus élevée de Parker, et justifier un prix de plus en plus surréaliste. Lui s'en moque. Il a sa clientèle fidèle et tient à la respecter. Il tient à ce que ce soit celle-ci qui puisse continuer à acheter son vin plutôt que des riches américains ou asiatiques. Il préfère passer plusieurs heures avec nous que de sauter d'avion en avion pour servir du vin mécaniquement dans un salon à des japonais dont il ne comprend pas la langue.

Pour finir notre dégustation, Henri Duboscq nous propose de goûter le premier millésime d'un propriété acquise depuis peu en appellation Médoc: Château Layauga-Duboscq 2005 (cuvée Renaissance). Le nez est assez exubérant, avec des notes florales et fruitées. La bouche est gourmande, soyeuse, avec un fruit éclatant. Un vin charmeur dont on ne voit pas trop l'intérêt de le faire vieillir tellement c'est bon maintenant! Henri Duboscq en est content, et a l'impression de revivre ses début à Haut-Marbuzet avec l'émotion de faire son premier vin.

Il est presque 20h00. Nous regardons nos montres, étonnés. Les employés sont partis depuis longtemps. Il est temps de se quitter. Je crois que nous sommes tous émus par cette rencontre, car aucun de nous n'imaginait qu'elle puisse être d'une telle qualité. Il est fort à parier que l'on se reverra.

Merci à Henri Duboscq et à son personnel pour leur accueil!