En avant pour la première partie de cette plongée dans près d'un siècle d'histoire de la banque américaine.
Première partie: le modèle américain du crédit immobilier
Les enseignements de la crise des subprimes n'en finissent pas d'être tirés, et d'ores et déjà notre connaissance de cet épisode malheureux de notre histoire économique s'est affinée. Si je devais ré-écrire aujourd'hui les premiers articles dans lesquels je tentais d'assembler les morceaux du puzzle, sans doute accorderai-je moins d'importance à certains facteurs, et plus à d'autres, comme la crise interne à Fannie Mae et Freddie Mac suite à des scandales comptables en 2003-2004, qui a précipité une fuite en avant quasi délinquante de ces deux institutions. Je réviserai au moins partiellement mon jugement sur la règle de Mark To Market, en son temps dénoncée ici.
Parmi les points que je n'ai pas encore traités et qu'il m'ont demandé pas mal de temps pour être démêlés, figure en bonne place la bizarrerie apparente du modèle américain du crédit.
Deux modèles du crédit immobilier: intégré vs. éclaté
En France et dans un certain nombre de pays européens, la plupart des banques opèrent de la façon la plus simple qui soit sur le marché du crédit: elles rencontrent elles mêmes leurs clients potentiels, ce sont leurs salariés qui instruisent les dossiers de crédit, selon des politiques définies par la banque. Parfois, le chargé de clientèle connaît l'emprunteur, et lorsqu'il s'agit d'un nouveau client, la banque est très regardante sur la qualité des pièces fournies pour justifier de la solvabilité du prêteur. Les banques européennes en général, et françaises en particulier, savent qu'elles devront gérer elles mêmes le risque représenté par des défauts de paiement et sont très regardantes sur les moyens de se prémunir contre cette difficulté.
Il en résulte que tous les salariés de la banque ont intérêt à ce que les prêts accordés le soient en accord avec les critères fixés par leur direction, lesquels sont autant que faire ce peut issus d'une longue expérience de l'art du crédit. Certaines banques pratiquent même un système de primes récompensant non seulement l'octroi de bon prêts, mais aussi la détection de mauvais dossiers.
Les banques européennes gèrent généralement elles mêmes la plus grande partie du refinancement des prêts qu'elles octroient. La France possède bien un organisme public de rachat de créances immobilières en vue de diffuser le risque de certains crédits par des techniques de titrisation. Mais cet organisme, la CRH (Caisse de Refinancement de l'Habitat) ne titrise que moins de 10% des prêts, et les règles prudentielles qui l'animent sont celles de banques normales. Malgré les apparence, la CRH ne ressemble que de très loin à Fannie Mae ou Freddie Mac.
Bref, le modèle dominant du crédit immobilier en Europe est un modèle "intégré". Les banques européennes se sont globalement bien accommodées de ce modèle, leurs problème actuels ne viennent pas de là.
Pourquoi diable le modèle du crédit qui a triomphé aux USA, avant de s'écrouler lamentablement, est il grandement différent ?
Aux USA, 71% des crédits hypothécaires étaient titrisés mi 2007. La plupart des crédits sont vendus par des courtiers que les banques ne connaissaient parfois même pas. Ceux ci sont payés à la commission s'ils octroient un crédit, et tant pis si celui ci se révèle mal calculé: la commission est touchée. Puis des prêts venus de tout le pays sont placés par lots de 1000 à 20 000 dans des « fonds » obligataires, appelés Mortgage Backed Securities, par d'autres établissements qui n'ont qu'une vision très médiocre du contexte dans lequel chaque prêt est accordé. Ces fonds émettent à leur tour des obligations par tranche de niveau de taux et de risque variable, appelées « CDO », lesquelles sont rachetées en grand nombre par des investisseurs institutionnels attirés par un rendement légèrement supérieur à celui des bons du trésor, pour une sécurité apparemment identique (croyait-on !). Les refinanceurs du crédit n'ont donc qu'un lien très ténu avec les crédits supports de leurs opérations.
Il résulte de ce modèle que chaque acteur ne traite qu'une petite partie de l'opération de crédit.
Ce modèle, que j'appellerai le modèle " éclaté" du crédit, est risqué, car chaque intervenant se moque du risque qu'il peut faire courir aux autres, pourvu qu'il limite le sien et touche sa commission. De plus, il est étonnamment peu performant du point de vue de l'emprunteur final. Alors que les taux de base de la BCE ont été plusieurs années de rang supérieurs à ceux de la FED, les taux auxquels les français, notamment, ont pu emprunter pour leurs achats immobiliers, entre 4 et 5% en taux fixe entre 2004 et 2006, et parfois légèrement moins, ont été très inférieurs à ceux pratiqués aux USA, où les prêts « prime », les meilleurs dossiers, ont rarement pu descendre sous les 5%. Les taux bas pratiqués par la FED ont sans aucun doute profité aux intermédiaires nombreux de la chaîne du crédit aux USA qui ont pu ainsi financer des montages coûteux (toute cette ingénierie financière, il faut bien la payer), mais pas aux emprunteurs.
Les américains n'étant pas économiquement plus idiots que les français, quoiqu'en pense "alternatives économiques", on peut se demander pourquoi ils ont privilégié un modèle aussi pernicieux et aussi peu intéressant pour les consommateurs. Et là encore, l'état porte une lourde responsabilité, de par ses multiples interventions qui ont façonné le marché bancaire américain.
Un peu d'histoire: 1927 – 1938
De nombreux observateurs (dont moi même) ont évoqué les conséquences de la création de la FED en 1913 ou du Glass Steagall Act de 1933, interdisant de facto le modèle de banques universelles. Mais bien peu ont évoqué le McFadden Act de 1927, qui a confié aux états la réglementation permettant aux banques de s'établir dans un état fédéré autre que leur état d'origine. La plupart des états adoptèrent des législation visant à protéger les « petites banques locales ».
En 1935, le McFadden Act fut amendé (Amendement Douglas) et interdit carrément aux banques de franchir les frontières des états. Malgré un très léger assouplissement en 1956, cette législation a largement contribué à maintenir aux USA un secteur bancaire morcelé et notoirement peu performant, les mauvaises banques locales faisant face à une concurrence limitée.
Ces lois étaient censées protéger les petites banques locales des grands établissements. Elles ont surtout empêché les banques (et les caisses d'épargne) de diversifier leur risque géographique: lorsqu'une banque ne prête de l'argent que dans une seule région, dominée par une industrie particulière, toute crise sectorielle peut se répercuter sur la banque.
Si l'on ajoute que le Glass Steagall act, qui a autoritairement séparé les différents métiers de la banque, les a empêché de se constituer de larges portefeuilles d'activités diversifiés qui leur auraient permis de mieux répartir leurs risques, et que le climat du New Deal n'était gère propice aux bonnes affaires, l'on comprend aisément que la capacité de financement du crédit à la fin des années 30 ait été faible: l'état US a donc imaginé de créer un organisme public, Fannie Mae, en 1938, pour racheter aux banques leurs prêts, sous certaines conditions, revendre ces prêts en pool à des investisseurs, selon des techniques financières à l'époque plus rudimentaires que maintenant. Ainsi, le marché du crédit a retrouvé une certaine liquidité, liquidité qu'il n'aurait pas à ce point perdu sans le McFadden Act et le Glass Steagal Act.
Après guerre
Je ne reviendrais pas sur la privatisation de Fannie Mae en 1968, la création d'un concurrent public en 1970 (Freddie Mac) a son tour privatisé en 1989 (quelle cohérence de l'action publique !), déjà évoqués ici.
En revanche, il convient de comprendre pourquoi un autre acteur majeur des prêts immobiliers, les caisses d'épargne, ont vu leur part de marché massacrée dans les années 30 puis 80.
Regulation Q
Le Glass Steagall Act de 1933 a introduit, dans une de ses sections, la « Regulation Q », qui, rassurez vous, n'a rien de pornographique. Cette réglementation a d'une part interdit la rémunération des comptes courants, et a plafonné les rémunérations des comptes d'épargne praticables par les caisses. Cela a eu pour effet d'une part de faire fuir une partie de l'épargne qui s'y trouvait, réduisant la capacité d'octroi de crédit des caisses, et d'autre part, cela a sonné le top départ de l'industrie des produits dérivés capables de contourner la réglementation. Enfin, le plafonnement des taux a permis de maintenir sur le marché des établissements peu performants, tout en repoussant sur des marchés gris propices à toutes les escroqueries les offres à taux plus attractifs, encore que des affaires récentes (Madoff) nous montrent que les marchés les plus officiels ne sont pas à l'abri de ce genre de déconvenues.
La Règle Q interdisait aussi aux caisses d'épargne de prêter à taux variable. Tant que les taux servis aux épargnants étaient également plafonnés, pas de problème. Mais tout ce schéma allait s'écrouler à cause de l'incurie financière des années 70.
En 1971, le gouvernement américain, empêtré dans la guerre du Viet-Nam, incapable de faire face à ses engagements de convertibilité entre l'or et le billet vert, supprime unilatéralement toute forme de convertibilité entre le dollar et le métal jaune. Libérée de l'obligation de contenir sa masse monétaire du fait de la fin de l'obligation de détenir une contrepartie métallique, la FED et le trésor promeuvent alors une politique d'expansion monétaire censée relancer l'économie après le premier choc pétrolier de 1973. Il en résulte une période très inflationniste sous les présidences Nixon, Ford et Carter, mâtinée de stagnation économique, car l'argent dévalué ne rend pas plus riche: le jargon économiste s'enrichit alors du terme barbare de stagflation.
Les années Volcker-Reagan
Nommé à la tête de la FED en 1979 par Jimmy Carter, pour une fois bien inspiré, Paul Volcker comprend qu'il doit vaincre à tout prix l'inflation (jusqu'à 12% annuels sous Gerald Ford et 14% annuels sous Carter !), au prix d'une hausse dure des taux d'intérêts du trésor américain, visant à réduire l'expansion monétaire. Volcker connaissait les dommages collatéraux d'une telle politique: les caisses d'épargne, contraintes de pratiquer des taux plafonnés, risquaient de perdre tous leurs clients: à quoi bon maintenir son argent dans une caisse d'épargne à 6% quand le trésor place des bons à plus de 10 ?
Fin 1980, l'administration Carter sur le départ fit donc un cadeau empoisonné au nouvel arrivant, Ronald Reagan: elle permit aux caisses de déplafonner leurs rémunérations (Depository Institutions Deregulation and Monetary Control Act, décembre 1980), mais sans permettre aux caisses de pratiquer des prêts à taux variables, ni d'indexer les primes d'assurances versées au fonds d'assurances publics par les caisses en fonction des niveaux de risque pris dans leurs placement. Assurer le risque sans tenir compte du niveau de risque: seule une assurance d'état (la SLIC, Saving and Loans Insurance Corporation, alter ego de la FDIC pour les caisses d'épargne) pouvait imaginer quelque chose de tel. (Sur la crise des caisses d'épargne, article 1, article 2)
La faillite des caisses d'épargne
Les caisses d'épargne se retrouvèrent donc avec des prêts à taux fixes souscrits à une époque ou l'épargne garantissant le refinancement des prêts était rémunérée à un taux plafonné, et l'obligation de rémunérer cette épargne à un taux supérieur à celui des prêts ouverts. De plus, c'est au milieu des années 80 que Fannie Mae et Freddie Mac (cette dernière encore publique, la première privée mais sous supervision) se lancèrent dans une politique concurrentielle plus sévère contre les caisses afin de prendre une part de marché significative, profitant de leur garantie de l'état fédéral pour emrpunter leur ressource à moins cher que les caisses. Fannie et Freddie utilisèrent d'ailleurs une partie de ces ressources pour racheter des prêts aux caisses d'épargnes étranglées de dettes à des prix massacrés.
Au lieu de se mettre en faillite, beaucoup de caisses, profitant de l'ineptie des règles de la SLIC, prirent des risques inconsidérés confinant à la cavalerie financière (puisque ce risque n'était pas sanctionné par des primes plus élevé de l'assurance publique des comptes d'épargne) pour durer jusqu'à ce qu'une hypothétique baisse de taux leur permette de "se refaire", baisse qui n'arriva que très tard. Notamment, certaines caisses d'épargne se lancèrent dans le crédit à l'immobilier commercial, moins réglementé que le crédit immobilier, y créèrent une bulle, et achevèrent d'y laisser leur santé lors de son éclatement au début des années 90. Certaines se vendirent même à des promoteurs immobiliers, lesquels utilisèrent leur caisse d'épargne comme... Leur caisse. Passeport pour la faillite assuré.
L'organisme de régulation des caisses d'épargne a fait preuve d'une incurie majeure en autorisant des entorses croissantes aux règles comptables de ces établissements, croyant ainsi leur permettre de passer un mauvais cap. Cela ne fit que dégrader les comptes des caisses d'épargne qui firent massivement faillite à la fin des années 80.
Ce n'est pas Volcker qu'il faut blâmer pour la faillite des caisses d'épargne, mais ceux qui l'ont précédé et qui ont laissé déraper l'inflation. Volcker n'avait pas le choix lorsqu'il arriva à la tête de la FED, et fit ce qu'il fallait pour en finir avec cette calamité, qui interdit aux agents économiques de réaliser des prévisions fiables de long terme, et qui de fait, limite les décisions d'investissement. Mais ce faisant, il a sacrifié de nombreuses caisses d'épargne victimes de lois héritées d'un passé lointain qui les empêchaient de faire correctement leur métier. Puis, malgré la présidence de Reagan, plus libérale que la moyenne, le lobbying des caisses a permis aux caisses exsangues d'obtenir des arrangements pour faire durer l'agonie. Jusqu'à ce que l'implacable réalité ne les rattrape.
L'ancêtre du Bailout
En 1989, l'état US, constatant le désastre, vota un plan de sauvetage dont le coût actualisé est aujourd'hui estimé à 150 milliards de dollars pour le contribuable. Il fit dissoudre la SLIC, imposa aux caisses et aux banques une assurance unique (la FDIC), aux règles plus saines, et commença à permettre le rachat des caisses d'épargne par les banques commerciales classiques.
Ce premier sauvetage bancaire de grande envergure n'a sans doute pas peu contribué à mettre dans l'esprit de certains acteurs du système financier qu'ils étaient au dessus des lois de la faillite... Ce qui a fait évoluer les comportements ultérieurs vers la prise de risque inconsidérée.
Les caisses d'épargne étaient les principales représentantes du modèle de crédit intégré, autant que le leur permettaient les lois bancaires. Leurs déboires sonne le départ de l'expansion remarquable de Fannie Mae et Freddie Mac dans les années 90.
Pour connaître la suite : Pourquoi Fannie Mae et Freddie Mac ont augmenté leur part de marché malgré la dérégulation toute relative de la banque dans les années 90 -- vous patienterez bien quelques jours jusqu'à la seconde partie ?